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Full text of "Second voyage dans l'intérieur de l'Afrique, par le Cap de Bonne-Espérance : dans les années 1783, 84, 85"

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SECOND VOYAGE 

DANS L’INTÉRIEUR 

DE L’AFRIQUE, 

PAR 

LE CAP DE BONNE-ESPÉRANCE, 

DANS LES ANNÉES 1 7 83 , 84 ET 85 ; 

PAR F. LEVAILLANT. 

TOME PREMIER. 



A BRUXELLES^ 


Chez B. Le F h an c q, Imprimeur-Libraire, 
rue de la Magdelaine. 



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É P I T R E 

DÉDICATOIRE 

AU CITOYEN VARON. 


M ON AMI, 

Je vous adresse la seconde partie de 
mes voyages : votre modestie en sera saîis 
doute offensée; mais c’est une vieille dette 
que je paie , ou plutôt c’est un foible à-^ 
compte sur tout ce que je vous dois. Que 
ne puis-je nü acquitter entièrement ^ et vous 
rendre enfin tout ce que. T amitié m’inspire 
et que la recomioissance m’ ordonne. 

O vous 5 qui ne pouvez encore nous 
transmettre les détails d’un voyage plus 
intéressant et bien plus utile ; vous , qui 
dans un moment vous vîtes enlever les 
fruits de quatre ans de veilles, qui, dé~ 
signé aux poignards des prêtres de Rome , 
ne pûtes , en fuyant, sauver de vous-même 
que la partie la moins précieuse; recevez 
l’hommage public que je vous offre. En 
parcourant avec moi les sables arides et 

» ÿ 


iv E P I T R E. 

brûlans de r Afrique, vous /z’y trouverez 
pas ces superbes monurnens dont les restes 
si vantés ont fait , dans deux voyages , 
t objet de vos recherches et de vos études; 
mais vous y verrez par-tout la nature , et 
dest tunique tableau qui puisse envers 
yous légitimer mon hommage. 


LEVAILLANT. 


PRÉFACE. 


Oette seconde partie de mes voyages 
auroit dû suivre de bien près la pre- 
niière; elle étoit depuis long-tems ache- 
vée : des chicanes interminables et le 
malheur des tems en ont retardé la 
publication. Malgré la multiplicité des 
éditions, contre-façons et traductions; 
les libraires, qui, en général , ne croient 
jamais avoir assez gagné , quand ils n’ont 
pas dévoré ensemble et l’auteur et l’ou- 
vrage; les libraires 5 dis-je , feignoient 
de douter de son succès, même après 
le succès du premier. Forcé de retarder 
jus(|u’à ce moment l’impression de cet 
ouvrage, je viens enfin d’en' échanger 
la propriété contre des procédés plus 
honnêtes; je me plais à croire qu’une 
étoile favorable a guidé mes pas dans 
une maison où l’on attache quelque prix 
aux arts et aux lettres. 

Je voudrois vainement me le cacher à 
moi-même; la réussite de mon premier 
voyage a de beaucoup surpassé mon at- 
tente : il a été sans doute trop loué pour 
ce qu’il vaut. Au milieu de ces caresses 
qui m’étoient sensibles , quelques piqû- 

a iij 


'PRÉFACE. 


res , à la vérité , se sont fait sentir. J’ai 
trouvé certain siffleur un peu courroucé 
du débit de mon livre ; de bon cœur je 
lui abandonne cette seconde partie, qu’il 
lorgne déjà dans le lointain , et puisse- 
t-elle un moment soulager sa bile. 

Je joins à cette édition une carte gé- 
nérale de tous mes voyages; elle se ven- 
dra séparément. Je dois beaucoup , à 
cet égard, aux soins que s’est donnés 
l’infortuné Laborde, qui n’a rien né- 
gligé pour son exactitude et sa perfec- 
tion. 



PRECIS 

HISTORIQUE. 


■Üfi mm 

O N se rappelle que je ne fus de retour 
au Cap de Bonne-Espérance qu’après 
seize mois de voyage dans l’intérieur de 
l'Afrique méridionale. 

Pendant mon absence, le Cap avoit 
éprouvé bien des révolutions. A mon 
arrivée d’Europe, j’y avois trouvé le 
régiment françois de Pondichéry; au re- 
tour de ce jireraier voyage , la garnison 
étoit renforcée du régiment suisse de 
Meuron et de la légion de Luxembourg. 
J’avois connu en France plusieurs offi- 
ciers de ce corps; j’éprouvai en les re- 
voyant ce sentiment si doux qui nous 
rapproche de la patrie par-tout où l’on 
reconnoit ses mœurs, sa physionomie, 
son langage. 

Les femmes du Cap , lorsque je les vis 
pour la première fois, m’avoient à la 
vérité étonné par leur parure et leur 
élégance; mais j’admirois sur-tout en 
elles cette décence, cette retenue toute 
particulière aux mœurs hollandoises et 
qu’aucun contact n’avoit encore altéré# 

« if 


vUj PRÉCIS 

En seize mois, les choses étoient déjà 
fort changées : ce n’étoit plus les modes 
françoises qu’on suivoit, c’en éîoit le 
ridicule : les plumes, les panaches, les 
rubans , les chilFons s’entassoient sans 
goût sur toutes les têtes et donnoient aux 
plus jolies figures un air de bambochade 
qui souvent provoquoit le rire lorsqu’on 
les voyoit paroître. Ce délire avoit même 
gagné les habitations voisines ; ces fem- 
mes n’étoient plus reconnoissables. C’é- 
toit de toutes parts un costume fout nou- 
veau , mais si bizarre qu’il eût été difficile 
de décider de quel pays on l’avoit ap- 
X porté. 

Je m’étois procuré, sur mon passage, 
une grande quantité de plumes d’autru- 
che , que je coraptois faire passer en 
Europe* Dés que les femmes en furent 
instruites , il me fut imoossible de les 
envoyer à leur destination. De tous cô- 
tés, on accouroit pour m’en demander; 
des gens même que je ne connoissois 
pas se présentoient de la part de celle-ci, 
de celle-là , et demandoient naïvement 
une douzaine de panaches pour le soir. 
Je m’empressai de donner toutes mes 
plumes , afin de fermer boutique au plu- 
tôt. C’étoitla folie du jour, et un moyen 
si prompt de s’insinuer dans les bonnes 
grâces des belles , que beaucoup d’offi^ 


HISTORIQUE. ix. 
ciers avoient imaginé d’en tirer de France 
pour les satisfaire. De leur côté , les ma- 
ris , disputant de galanterie avec les 
amans , en tiroient d’Asie et même de 
Hollande; le pays n’en pouvoit plus 
fournir assez et elles y étoient devenues 
plus chères qu’en Europe. 

Tel est l’avantage particulier que la 
nation françoise a par-dessus toutes les 
autres. Presque par-tout où sa destinée la 
promène , elle ac({uiert bientôt sur ce qui 
l’entoure une sorte d’empire. Sa gaieté, 
son amabilité 5 ses grâces ont quelque 
chose de si séduisant; sa présomption 
même et son ton tranchant en imposent 
tellement à la plupart des esprits, et sur- 
tout chez les femmes , qu’en peu de tems 
elle les subjugue, les domine, et qu’on 
se fait une sorte de devoir et d’honneur 
d’adopter ses mœurs et sa langue. Quoi- 
c|ue la ville ne fut occupée que de pré- 
paratifs de guerre, et qu’à chaque ins- 
tant on s’y attendit à être attaqué par la 
flotte angloise, néanmoins les officiers 
françois y avoient déjà introduit le goût 
des plaisirs. Occupés le matin à faire l’exer- 
cice, l’après-dîner les soldats jouoient la 
comédie. Un quartier de casernes venoit 
d’être changé par eux en salle de spec- 
tacle. N’ayant pu trouver dans la ville 
des femmes capables de remplir les r ôles 


•T PRÉCIS 

de leur sexe ; ils les faisoient jouer à 
ceux de leurs camarades qui , par leur 
jeunesse . par la douceur de leur physio- 
nomie et la fraîcheur de leur tein , pou- 
voient prêter davantage à rillusion. Ces 
actrices d’un nourmau genre ajoutoient 
quelque chose de très-piquant à l’intérêt 
ou à la gaieté du spectacle. Quant aux 
acteur^, quelques-uns avoi^t réelle- 
ment ] 30 ur la comédie un talent distin- 
gué; et je me rappelle qu’un d’entre eux 
joua si supérieurement le Figaro (\\\ Bar- 
bier de. Séville J qu’au Gap et dans son 
corps on ne l’appella plus que Figaro. 

Ces divertissemens ingénieux m’amu- 
soient beaucoup , je l’avoue ; mais ce qui 
m’en plaisoit davantage, c’étoit de les 
voir transplantés en Afficiue , c’est-à-dire 
dans le voisinage des lions, des panthè- 
res et des hiennes. Pour les Créoles , qui 
jusqu’alors n’avoient encore rien vu de 
semblable, ils étoient dans l’ivresse. L’en- 
tretien principal des sociétés de la ville 
ne rouloit plus que sur les pièces fran- 
çoises ; on ne s’occupoit plus que des 
comédies françoises : c’étoit un engoue- 
Tuent universel. Pour ajouter au plaisir 
général , les femmes les plus distinguées 
se faisoient un devoir de prêter aux sol- 
dats acteurs et actrices tout ce cju’elles 
avoient en dentelles , bijoux , riches étof- 


HISTORIQUE. 3ç/ 
fes et ajustemens précieux; mais quel- 
ques-unes aussi eurent lieu de s’en re- 
pentir , et il arriva plus d’une fois que la' 
noble comtesse Almaviva ayant laissé 
en gage à la cantine ses parures d’em- 
prunt, les personnes qui les lui avoient 
confiées se virent obligées , pour les ra- 
voir, d’aller payer le tabac , l’eau-de-vie 
et toutes les dépenses de l’iiéroïne. 

Au milieu de l’ivresse et de l’efferves- 
cence que causoient ces amusemens , l’a- 
mour aussi jouoit son jeu ; et de teins en 
tems éclatoient certaines intrigues scan- 
daleuses qui venoient alimenter la raédi- ‘ 
sance et désoler les familles. Il est vrai 
qu’à travers toutes ces aventures l’hymen 
vint souvent aussi reparer les sottises de 
son frère , et cjue de son braconage résul- 
tèrent beaucoup de mariages qui remi- 
rent tout en ordre. Mais les plaintes quoi- 
qu’étoulîees et tenues secrètes , n’en exis- 
toient pas moins. La surveillance des 
mères étoit aux abois. Les maris, d’autant 
plus ulcérés qu’ils se voyoient contraints 
de cacher leur jalousie , maudissoient 
secrètement théâtre et acteurs ; tandis que 
les mamans , plus hardies , clabaudoient 
contre les désordres et en accusoient ou- 
vertement la comédie. Enfin , au grand 
chagrin des jeunes gens, mais à la grande 
6atisfaction des époux et des yiejlles , le 


xij PRÉCIS 

spectacle cessa tout à coup; et ce fut par 
une cause étrangère , qu’il ii’étoit guère 
possible de prévoir. 

Quoique le» Cap n’eût pas été attaqué 
et qu’il ne l’ait pas même été tant que 
les hostilités durèrent, cependant il avoit 
éprouvé déjà quelques-uns des fléaux de 
la guerre. La crainte des Hottes angloises 
avoit empêché d’y envoyer des espèces 
monnoyées. En peu de tems , le numé- 
raire manqua; les denrées augmentèrent 
de prix; et l’alarme alors devint géné- 
rale. Dans cette pénurie, la Compagnie 
hollandoise crut devoir créer un papier 
monnoie. Mais cette monnoie fictive, qui 
n’avoit d’autre garantie et d’autre sûreté 
que la confiance dans les signataires, 
fut un mal ajouté à un autre mal. La plu- 
j>art des colons de l’intérieur s’obstinè- 
rent à la rejetter; et beaucoup d’entr’eux, 
craignant d’être payés en papier, ces- 
cèrent d’apporter des denrées à la ville. 
Par leur retraite , tout quadrupla de va- 
leur , et bientôt la disette devint extrême. 

Dans ces circonstances, nos acteurs, 
qui peut-être ne recevoient pas trop 
exactement leur paye , ou qui du moins 
n’en recevoient pas une proportionnée 
à leur dépense, se trouvèrent très-em- 
barrassés. Pour sortir de peine, deux 
d’entre eux imaginèrent d’imiter le pa- 


HISTORIQUE. xîij 
pier monnoie , et de faire aussi leur émis- 


sion. Malheureusement la leur lut si peu 
ménagée, et ils montrèrent dans leur 
écriture tant de mal-adresse, que bientôt 
ils furent reconnus. Alors la justice in- 
forma ; l’affaire prit même ttne tournure 
sérieuse; et pendant c{ue]r(ue tems On 
craignit, pour nos deux héros de eomé- 
die, une fin tragique. Mais enfin tout 
s’arrangea; et soit ménagement pour leur 
personne et leur corps , soit reconnois- 
sance pour le plaisir qu’ils avoient pro- 
curé, on se contenta de les bannir, et 
de les embarquer sur un vaisseau qui 
retournoit en Europe. Je les vis partir. 
La troupe comique resta incomplette : 
honteuse de son aventure, elle n’osa ni 
leur chercher des successeurs, ni repren- 
dre ses fonctions. 

Quelques étourdissans qu’eussent été 
les plaisirs , le gouvernement ne s’étoit 
pas endormi sur le danger qui menaçoit 
la colonie. Comme chacpie jour il s’at- 
tendoit à être attaqué par la flotte angloi- 
se, il avoit multiplié ses moyens de dé- 
fense et ordonné différens travaux et des 
fortifications nouvelles. Mais quoiqu’à 
mon départ les ouvrages fussent déjà 
commencés , à mon retour ils n’étoient 
pas achevés encore , et de toute part je 
voyois des bras en activité. 


mv PRÉCIS 

D’abord les travaux avoienf été con- 
duits avec beaucoup de zèle et d’ardeur, 
parce que les habi tans, échauffés par leur 
intérêt particulier, qui en ce moment se 
trouvoit réuni à l’intérêt général, étoient 
venus volontairement offrir leurs servi- 
ces et se mêler parmi les travailleurs. Jeu- 
nes et vieux , militaires et magistrats , 
marins et propriétaires , tous ambition- 
noient l’honneur de coopérer à la chose 
publique et à la sûreté commune. C’étoit 
vraiment un spectacle admirable que 
toute cette multitude , qui , chargée de 
pioches , de bêches et autres instrurnens 
pareils, le matin sortoit de la ville en 
ordre , et alloit gaiement se rendre aux 
atteliers. Mais ce beau feu ne dura pas 
long-tems. Bientôt, sous le prétexte d’é- 
pargner ses forces et de ne point se fati- 
guer en pure perte , on se fit suivre par 
des esclaves qui portoient les outils et 
instrurnens. Peu après , on se contenta 
d’envoyer ses esclaves; enfin, ces sup- 
pléans , à l’exemple de leurs maîtres , ou 
peut-être même par leur ordre secret, 
cessèrent de venir; et tout ce changement, 
à compter de la première feiveur de l’en- 
thousiasme jusqu’à son entier refroidisse- 
ment , ne fut pas l’affaire de quinze jours. 

Néanmoins les ouvrages , quoiqu’aban- 
donnés à des mains gagées, ne furent pas 


HISTORIQUE. Æv 
interrompus. Le gouvernement les fit 
continuer avec activité ; et dtya , au re- 
tour de mon voyage, cet objet mon toit à 
des sommes considérables. De tout côté, 
on ne voyoit que préiiaiatifs de guerre 
et moyens de défense; il sembloit qu’on 
voulût disputer pied à pied le terrain à 
l’ennemi ; et si la Compagnie put se plain- 
dre des dépenses immenses qu’occasion- 
nèrent ces apprêts , ils lui prouvèrent au 
moins que ceux à qui elle avoit confié 
Tune de ses plus importantes posses- 
sions, n’avoient rien négligé pour la lui 
conserver. 

Depuis la montagne de la Table jusqu’à 
la baie Falso, le chemin étoit garni de 
petites redoutes, qui , construites de ma- 
nière à se soutenir l’une l’autre, dévoient 
arrêter l’ennemi ou du moins retarder 
sa marche. 

_ Un autre chemin qui conduisoit de la 
ville à la Baie-aux-Bois , avoit été travaillé 
d’une autre manière. Celui-ci, le plusi 
beau à la fois et le plus agréable de tous 
les environs , formoit , pour les habitans 
de la ville, une promenade charmante. 
Dans la crainte que les Anglois , attirés 
par la facilité qu’il leur offriroit pour 
marcher à la ville, ne se déterminassent 
à faire leur descente à la Baie-aux-Bois, 
non-seulement on le dégrada dans toute 


xvj PRECIS 

sa longueur, mais on le coupa d’espace 
en espace par de larges fossés et de pro- 
fondes excavations. Ce n’étoit pas sans 
douleur que jecontemplois ces ouvrages, 
qui n’étoient dans le fond qu’une des- 
truction malheureuse. Cette promenade 
m’étoit devenue bien chère ‘ je me l’étois 
comme appropriée. C’est-là que j’aimois 
à me rendre dans les momens où elle 
étoit déserte , pour m’y repaitre à loisir 
de rêveries et de projets de voyages. J’en 
avois compté tous les arbustes , j’en con- 
noissois tous les repos. La guerre et ses 
préparatifs venoient d’en bouleverser les 
gazons, d’en flétrir les fleurs. La ville 
avoit perdu pour moi son plus grand 
charme et sa plus belle parure. 

Dans le voisinage, depuis la Pointe des 
Pendus, qui avoisine la croupe du Lion, 
jusqu’au fond de la baie , le rivage étoit 
défendu par toutes sortes d’ouvrages 
nouveaux. Par-tout on avoit multiplié les 
batteries. Il est vrai qu’il manquoit à tout 
cela du canon; mais l’Isle- de -France 
avoit promis d’en envoyer ; et, si je m’en 
souviens bien , les canons , en effet , ar- 
rivèrent quand la paix fut signée. 

La ville elle-même devoit être défen- 
due , vers l’est , d’une forte clôture de pa- 
lissades, qui, commençant au rivage, 
venoit aboutir au pied de la montagne 

du 


HISTORIQUE. xvij 
du Diable. C’étoit encore l’Isle-de-France 
qui devoit fournir les bois nécessaires à 
cette circonvallation ; et cet engagement 
au moins fut mieux rempli que l’autre. 
Mais pour une administration qui pos- 
sède de vastes et immenses forêts , n’é- 
toit-cepas une honte que d’aller, à huit 
cents lieues de distance, solliciter, Chez 
une puissance étrangère, des secours 
qu’elle pouvoit , sans peine et presque 
sans frais , tirer , par mer ainsi que par 
terre, de ses diverses possessions. J’ai 
déjà , dans mon premier voyage , publié 
à ce sujet quelques réflexions. A mon 
retour en Hollande, j’en ai parlé à quel- 
ques administrateurs de la Compagnie; 
et je ne doute pas que bientôt ils ne lui 
fassent adopter un projet que son intérêt 
lui conseille (i). 

Comme c’étoit par le côté de l’est qu’on 
s’attendoit à voir les Anglois attaquer la 
ville, c’étoit aussi de ce côté-là qu’on 
avoit cherché à la fortifier davantage. 
Mais parmi ces ouvrages nouveaux, il 
s’en trouvoit un qui n’avoit pas à beau- 
coup prés l’approbation générale. Les 


CO Les événemens ont bien changé depuis le jour où ces 
lignes sont écrites ; ils changeront peut-être encore et rendront 
plus faciles les établisscmens qu’ont si long tems retardés la rou. 
tine , l’égoïsme et les intérêts des aggrégations partielles. 

Tome I. , b 


xviij PRECIS 

gens de Fart le regardoient, sinon comme 
inutile, au moins comme ne pouvant 
que retarder de fort peu la prise de la 
ville. Pour savoir s’ils se trompoient ou 
non , il auroit làliu que la ville eût été 
assiégée; et elle ne le fut pas. Quant aux 
habitans , ils plaisantèrent beaucoup sur 
la construction de ce fort. A les entendre, 
les entrepreneurs, en l’élevant, avoient 
plus travaillé pour leur avantage parti- 
culier que pour celui de la colonie. Aussi 
Gordon l’avoit-il appellé , par dérision , 
le fort Gousset. 

En cherchant à augmenter ses moyens 
de défense, l’administration avoit cher- 
ché aussi à augmenter le nombre de ses 
troupes. Dans ce dessein, elle ramassoit 
et enrôloit indistinctement tout ce qui 
venoit se présenter; personne n’étoit re- 
fusé : je ne sais ce qu’en cas d’attaque 
auroient fait de pareils soldats, mais je 
doute au moins qu’ils eussent rendu de 
grands services. 

^ Il en eût été ainsi , selon moi , d’un 
régiment qu’on vouloit former de Hot- 
tentots. Jamais projet ne prêta tant au 
ridicule que celui-ci ; et pour en conve- 
nir , il suiHsoit d’avoir vu manœuvrer 
ces troupes grotesques. J’eus ce plaisir 
un jour en traversant la place pubhque 
où ils étoient rassemblés , et où un ser- 


HISTORIQUE. a:ix 
viteur de la Compagnie les dressoit à ce 
qu’il appelloit l’exercice militaire. Non, 
jamais je n’ai ri autant, et je n’y songe 
point encore sans rire de nouveau. Si 
quelqu’un a vu dans une foire des sin- 
ges, sous le fouet d’un bateleur, faire 
l’exercice , se heurter par des mouvemens 
contraires , tourner à contretems, sauter 
ou s’accroupir quand il falloit marcher 
ou faire une évolution ; il aura une idée 
de ce qu’étoient les manœuvres de nos 
demi-sauvages. Aucun d’eux ne sachant 
distinguer sa droite d’avec sa gauche, 
on peut imaginer comment ils obéis- 
soient à l’ordre du général. Tous, d’un 
air - imbécile , avoient les yeux fixés sur 
lui ; mais à peine donnoit-il un com- 
mandement, qu’au même instant, agités 
d’un mouvement convulsif, chacun fai- 
soit une évolution differente. Tout ce 
qu’on put leur apprendre , ce fut de 
rester en ligne et serrés les uns contre 
les autres. Peut-être que, vus ainsi en 
corps et d’une certaine distance en mer, 
ils auroient pu en imposer pour quel- 
ques instans à l’escadre angloise; mais 
l’illusion n’auroit pas duré long-tems. Au 
premier boulet , et seulement même au 
premier bruit du canon, la tourbe se 
seroit dissipée comme une volée d’é- 
tourneaux , et jamais il n’eût été possible 
de la rallier, b ij 


jcar PR É'C I S 

Cependant il y a voit moyen peut-être 
de tirer d’eux quelque parti ; c’étoit de 
les placer dans une embuscade bien as- 
surée, et là les employer à des fusilla- 
des , sans qu’ils eussent rien à craindre; 
car on doit penser qu’un Sauvage , fort 
étranger à nos préjugés, compte pouf 
peu l’honneur qu’on recueille à rester à 
son poste, et même à y attendre bien 
souvent une mort assurée. Le Sauvage 
a plutôt fait de s’embusquer dans l’om- 
bre et les ténèbres. Pour lui , l’art de 
combattre n’est que l’art d’éviter le dan- 
ger. S’il attaque, c’est qu’il se croit sui- 
de tuer, sans courir aucun risque; et lui 
demander d’exposer sa vie pour procu- 
rer la victoire à ce qui lui est étranger, 
seroit lui proposer la dernière des dé- 
mences. 

Je m’abstiens de prononcer sur la va- 
leur et le mérite des différens officiers qui 
dévoient commander et les forts et les 
troupes. Tous sans doute méritoient le 
poste ou le grade qu’on leur avoit donné; 
tous avoient du courage et des talens ; 
mais je regrettai de ne pas voir parmi 
eux le brave Staaring. Ce marin intré- 
pide, que la mort a depuis enlevé à sa 
famille et à sa patrie , venoit tout récem- 
ment de donner un exemple d’audace 
qui avoit étonné la colonie, et que je 


HISTORIQUE. xxj 
publie ici avec d’autant plus de plaisir 
qu’il m’acquitte en partie de ce que je 
dois de regrets à la mémoire d’un homme 
auquel j’étois fort attaché. 

Un vaisseau portant pavillon danois 
venoit de mouiller dans la baie du Cap; 
et l’on avoit plus d’une raison pour le 
soupçonner d’étre, ou un espion anglois, 
ou au moins un vaisseau de transport 
chargé de munitions de guerre pour l’en- 
jierni. Staaring, qui étoit capitaine de 
port, crut qu’en cette qualité il étoit de 
son devoir de s’en assurer par lui-même; 
et dans ce dessein, il monta sa chaloupe, 
et se rendit à bord du navire pour le vi- 
siter. C’est ce que craignoit le Danois. A 
peine vit-il le capitaine en son pouvoir, 
qu’aussi-tôt donnant des ordres pour le- 
ver l’ancre , il appareilla et voulut gagner 
le large. Mais Staariim , qui avoit prévu 
cette trahison , avoit auïsi , avant de quit- 
ter le port, pris des précautions pour 
l’empêcher. De dessus le pont du navire , 
il fait un signal convenu, et à l’instant 
même la batterie de l’ouest, qu’il avoit 
fait établir et qui portoit son nom , lâche 
sa volée sur le vaisseau. En vain le Da- 
nois s’emporte contre lui, et le menace, 
s’il ne donne un signal contraire , et s’il 
ne fait cesser le feu de la batterie, de 
l’attacher au grand mât , en l’exposant à 


xxij PRÉCIS 

péifi' par les coups de canon qu’il ap- 
pelle ; rien ne l’intimide; et loin de céder 
à cette lâche proposition, il renouvelle 
son signal qui attire un feu nouveau. A 
cet aspect, l’équipage entre en fureur. 
On se jette sur lui , on le maltraite , on 
le lie au mât; mais Staaring, au milieu 
des dangers, insultoit encore à ses as- 
sassins. Vous ne savez ce que vous faites, 
leur disoit-il en riant. Eh! ne voyez- 
vous pas que ces boulets sont envoyés 
ici par mon ordre , qu’ils me cannois- 
sent, et n’ont garde de me faire aucun 
mal. 

Par un prodige incroyable, sa plaisan- 
terie se vérifia. Les boulets pleuv oient de 
tout côté, et aucun ne l’atteignit. Mais le 
vaisseau en fut tellement maltraité, que 
bientôt on le vit amener et venir ignomi- 
nieusement mouiller sous la batterie qui 
l’avoit foudroyé. Au reste , cette expédi- 
tion , dont le succès fut presque l’affaire 
d’un instant, fit d’autant plus d’honneur 
au héros qui l’avoit conduite , que le na- 
vire étoit en effet un contrebandier qui 
fut jugé de bonne prise et, je crois, ven- 
du au profit de la Compagnie. Pendant 
c|uelque tems on ne parla au Cap que de 
la valeur de Staaring. Mais des affaires 
parti culières l’ayant rappellé en Hol- 
lande , il partit avec sa femme ; et pour 


HISTORIQUE. xxîij 
éviter d’être attaqué en roiite par quel- 
que vaisseau anglois, il en monta un 
danois qui alla le bébarquer à Copen- 
hague. 

L’aventure du navire pris au Cap , était 
parvenue à la cour de Danemarck; mais 
on ne la savoit que confusément, et Staa- 
ring avoit à craindre que si cette cour 
apprenoit son arrivée , elle ne le fit ar- 
rêter et mettre aux fers , jusqu’à ce qu’il 
lui fût venu des éclaircissemens plus 
précis. Des amis le prévinrent du danger 
qu’il couroit. Il crut devoir s’y soustrai- 
re, et partit secrètement, laissant à Co- 
penhague son épouse cjui ne tarda pas 
à le rejoindre en Hollande , où peu 
après elle eut , comme je l’ai dit , le mal- 
heur de le perdre; mais il laisse un fils, 
qui sans doute remplira un jour les des- 
tinées brillantes auxquelles l’appelle le 
nom dont il a hérité. 

Le tems que je passois à la ville n’é- 
toit pas un tems perdu pour mes goûts 
et pour mes études. Non-seulement j’é- 
tois venu à bout , avec une partie de ce 
que j’avois apporté, d’y former une 
collection assez curieuse ; mais il ne se 
passoit guère de jour, sans que je m’é- 
cartasse plus ou moins loin dans la cam- 
pagne , pour aller travailler à l’augmen- 
ter. Scarabées J mouches , papillons , chry- 

b iv 


ccxiv PRECIS 

salides , nids , œufs , quadrupèdes , oi- 
seaux de toutes espèces, tout m’étoit bon, 
tout me servoit, soit comme pièce de 
cabinet, soit comme .étude. Il y avoit 
dans la maison de Boers une sorte de 
ménagerie où je venois très- fréquem- 
ment faire des observations et quelque- 
fois aussi des expériences. 

C’est par ce moyen , joint à ce que 
m.ont mis à portée de voir et d’appren- 
dre mes deux v^oyages, que je suis par- 
venu à me procurer des connoissances 
certaines sur la nourriture , les goûts , 
les habitudes , l’existence plus ou moins 
longue, etc., de certains animaux. Je 
donnerai , par la suite, quelques-uns de 
ces cletails , dignes d’intéresser les na- 
turalistes. En ce moment, je me borne 
à rapporter une expérience, qui, ne 
s’accordant point avec la marche de ma 
narration, y seroit étrangère, et ne peut 
par conséquent avoir sa place qu’ici. 

J'avois remarqué sauvent que des arai- 
gnées ourdissoient leur toile dans cer- 
tains lieux isolés et fermés où il étoit 
tres-dilficile à des mouches, et à des mou- 
cherons même, de pénétrer, et j’en avois 
conclu que ces animaux devant être 
long-tems privés de nourriture, ils dé- 
voient être capables de supporter long- 
tems l’abstinence et la faim. 


HISTORIQUE. ' xxif 

Pour m’en assurer, je pris une forte 
araignée (Je jardin, que j’enfermai sous 
une cloche de verre bien lutée; et je la 
laissai là pendant dix mois entiers. Mal- 
gré son long jeûne , elle parut toujours 
également alerte et vigoureuse; seule- 
ment je remarquai que son ventre , qui 
au moment de l’incarcération avoit la 
grosseur d’une noisette , diminua insen- 
siblement, au point de n’avoir plus que 
celle d’une tête d’épingle. 

A cette époque, je fis entrer sous la 
cloche une autre araignée, de même 
espèce, et aussi grosse que l’avoit été 
la première. D’abord elles s’éloignèrent 
l’une de l’autre , et pendant quelque tems 
restèrent immobiles. Mais bientôt la mai- 
gre , pressée par la faim , s’approcha de 
la nouvelle venue , et l’attaqua. Plusieurs 
fois elle revint à la charge ; et dans ces 
differens conflits , son ennemie ayant 
laissé sur le champ de bataille presque 
toutes ses pattes , elle les emporta et alla 
les sucer à son ancienne place. Elle- 
même en perdit trois , dont elle se nour- 
rit également; et je m’apperçus que ce 
repas lui avoit rendu un peu d’embon- 
point. Enfin , la nouvelle , privée de ses 
moyens de défense, succomba le lende- 
main; elle fut dévorée à son tour; et, 
en moins de vingt-quatre heures, l’autre 


xxy PRÉCIS 

redevint aussi ronde qu’au moment où 
je l’avois prise. 

Il s’en faut de beaucoup que les autres 
animaux puissent supporter la faim au 
même degré. Il suffit, pour lés faire pé- 
rir, d’une inanition de quelques jours; 
et ce terme est plus ou moins court , se- 
lon le genre d’alimens dont ils se nour- 
rissent. Parmi les oiseaux, par exemple, 
le granivore meurt ordinairement dans 
les quarante-huit à soixante heures, tan- 
dis que l’entomophage, c’est-à-dire, ce- 
lui qui vit d’insectes , résiste un peu plus 
long-tems. 

De toutes les espèces , celle qui résiste 
le moins long-tems au défaut de nourri- 
ture est la frugivore; et probablement 
cette propriété distinctive est due à son 
estomac, qui , digérant plus vite , a plus 
souvent besoin d’alimens. Mais, d’un 
autre côté, cette digestion plus prompte 
produit un avantage ; c’est qu’à égal de- 
gré d’affaissement, l’animal, s’il est se- 
couru, revient à la vie et reprend des 
forces beaucoup plutôt qu’un autre. Il 
n’en est pas ainsi du granivore : parvenu 
à un certain point d’affoiblissement , il 
ne se rétablit plus, si on ne lui donne 
que les graines qui forment sa nourri- 
ture ordinaire. Son estomac alors a perdu 
en partie la faculté de les digérer. Le 


HISTORIQUE. xxvîj 
carnivore, au contraire, conserve la 
sienne jusqu’à ses derniers instans; et 
delà vient qu’il ne lui faut qu’un mo- 
ment pour reprendre sa vigueur, pourvu 
qu’on lui ait donné la sorte de pâture 
qui lui convient. 

Pour peu qu’on réfléchisse sur cette 
différence , on en voit clairement la rai- 
son. La viande , par son affinité avec la 
substance de l’animal , peut s’approprier 
à lui tiès-promptement ; et comme ses 
sucs sont éminemment nutritifs , le se- 
cours qu’elle lui procure est presque ins- 
tantané. Il en est tout autrement des grai- 
nes : pour être digérées , il faut qu’elles 
séjournent quelque tems dans l’estomac; 
puisqu’il faut qu’elles s’y ramollissent et 
y soient triturées. Or, cette opération est 
longue; et d’ailleurs elle suppose au gé- 
sier une action vitale , un mouvement et 
des forces que le jeûne lui a fait perdre. 

Ce que je dis ici est fondé non-seu- 
lement sur des raisons plausibles , mais 
encore sur des expériences. 

J’ai pris deux moineaux de même 
âge , également bien portans ; et les ai 
réduits , par le défaut de nourriture , à 
un tel point d’affbiblissement qu’ils ne 
pouvoient plus prendre celle que je leur 
présentois. Dans cet état , je fis avaler à 
i’un des graines concassées , et à l’autre 


3:xmj PRÉCIS 
des viandes hachées menu. En moins 
de quelques minutes, celui-ci fut bien por- 
tant ; l’autre mourut deux heures après. 

A observer de près les granivores, on 
diroit elFeciivement que les graines qui 
font principalementleur nourriture, sont 
pour eux un aliment trop peu nourricier 
et insuffisant; puisqu’ils y ajoutent en- 
core des fruits, de la chair, des insectes, 
en un mot, tous les genres de substances 
nutritives qu’ils rencontrent. Le carni- 
vore, au contraire, soit qu’il vive de 
chair , soit qu’il vive d’insectes , est un 
dans ses alirnens. Le sien lui suffit, et 
jamais il n’a recours aux graines. 

De toutes les espèces d’oiseaux , au- 
cune ne paroît aussi sujette à la faim et 
au besoin fréquent de manger que les 
piscivores ou mangeurs de poissons. 
Aussi la nature leur a-t-elle donné , ou 
de larges gosiers , ou de vastes poches , 
dans lesquelles ils accumulent une gran- 
de quantité de nourriture pour les be- 
soins à venir. 

Quant à ce qui concerne les oiseaux 
de proie : ceux-ci supportent la faim pen- 
dant un tems très-considérable. J’ai fait, 
à ce sujet, difféi'entes expériences; mais 
je me contenterai de citer un fait qui 
prouve davantage encore , et dont le 
résultat est vraiment étonnant. 


KISTORIÇUE. xxlx 

J’avois un vautour , de l’espèce ap- 
pellée au Cap chasse-fiente, que je vou- 
lois tuer , dans le dessein de l’empailler. 
L’animal me paraissant trop gras pour 
cette opération, je le fis jeûner. De jour 
en jour , je m’attendois à le trouver mort, 
ou au moins extrêmement afToibli ; et il 
annonçoit toujours la même vigueur. 
Enfin, après onze jours d’une privation 
totale de nourriture , impatienté de ce 
qu’il ne finissoit pas , et pressé par d’au- 
tres soins, je le tuai. Mais en le dépouil- 
lant, je m’apperçus qu’il auroit pu vi- 
vre long-tems encore; car, malgré son 
jeûne, il restoit si gras que je fus obligé 
de le dégraisser, pour qu’il pût être pré- 
paré. 

La même observation a lieu pour les 
quadrupèdes : ceux qui vivent de viande 
résistent bien plus que les autres à la 
faim, et ce fait est si connu, si avéré, 
que je n’ai pas besoin de le prouver. 

L’espèce humaine elle-même en four- 
nit une preuve sensible dans les na- 
tions qui mangent plus ou moins 'de 
viande. Le Hottentot, dont la nourri- 
ture est du laitage, des racines ou des 
sauterelles séchées, n’endure pas, à beau- 
coup près, la fatigue et la faim autant 
que celui qui vit de chasse et qui sou- 
vent réduit à passer plusieurs jours sans 


3^xx PRÉCIS 

manger, n’en est pas plus incommodé. 
J’ai remarqué même que, malgré les pré- 
jugés contraires, ce genre d’alimens , tou- 
tes choses égales , contribue à rendre 
l’individu plus fort. De toutes les races 
d’hommes que j’ai connues sur le globe, 
la plus grande et la plus robuste , selon 
moi, est celle des colons du Cap; et je 
n’en tti connu sur le globe aucune au- 
tre qui soit aussi carnassière. Moi-même, 
que mes voyages, par leur nature, ont 
forcé , pendant plusieurs années , de vi- 
vre uniquement de chair , j’avoue que 
je n’ai jamais joui d’une santé plus cons- 
tante et plus vigoureuse. Jamais aussi je 
n’ai été plus sobre;" et si l’Anglois qui 
mange plus de viande que les autres peu- 
ples de l’Europe, fait deux repas par jour, 
c’est que dans le courant de sa journée, 
il boit du thé, du punch et d’autres bois- 
sons pareilles ^jui précipitent sa diges- 
tion. ■ 

Outre les expériences que j’avois en- 
treprises sur la faculté, plus ou moins 
grande , qu’ont certains animaux de sup- 
porter la faim , j’en avois commencé d’au- 
tres sur la sorte d’impassibilité dont sont 
douées quelques espèces d’insectes : im- 
passibilité par laquelle des êtres, qui 
pour la plupart ne vivent que six mois 
ou même moins , paroissent cependant 


HISTORIQUE. xxxj 
avoir reçu de la nature la propriété d’é- 
tre indestructibles par ces sensations des- 
tructrices de tout corps vivant, que nous 
appelions douleur. 

Je pris une grande sauterelle à ailes 
rouges du Gap, je lui ouvris le ventre, 
lui enlevai les intestins, en les' rempla- 
çant par du coton , et , dans cet état , je 
l'attachai dans une boîte avec une épin- 
gle qui lui traversoit le corselet. Elle y 
resta cinq mois , et au bout de ce tems , 
elle remuoit encore et ses pattes et ses 
antennes. 

J’ai attaché et fixé de même d’autres 
especes de sauterelles , sans néanmoins 
leur ouvrir le ventre, comme à la pre- 
mière ; mais pour essayer de les étouffer, 
j’avois mis, dans le coffret où elles étoient 
renfermées, du camphre et de l’esprit de 
térébenthine , et néanmoins elles y ont 
vécu plusieurs jours. 

5, Si l’on arrache la jambe d’une mou- 
5, che , dit le philosophe , auteur des Etu- 
P, des de la Ncaure, elle va et vient , com- 
5, me si elle n’avoit rien perdu. Après 
PP le retranchement d’un membre si con- 
5P sidérable , il n’y a ni évanouissement, 
PP ni convulsion , ni cri , ni aucun symp- 
pp tome de douleur. Des enfans cruels 
PP s’amusent à leur enfoncer de longues 
PP pailles dans l’anus; elles s’élèvent dans 


xxxij PRÉCIS 
„ l’air ainsi empalées; elles marchent ef 
5y font leurs mouvemens ordinaires, sans 
5, paroitre s’en soucier. Réaumur coupa 
„ un jour la corne charnue et muscu- 
55 leuse d’une grosse chenille , qui con- 
55 tinua de manger, comme s’il ne lui 
5, fût rien arrivé. “ . j. 

Plusieurs fois j’ai tenté de noyer dans 
de l’esprit-de-vin certaines espèces d’in- 
sectes; le carnivore le plus robuste y eût 
été étouffé en moins de deux minutes , et 
souvent elles ne l’étoient pas après vingt- 
quatre heures. On sait qu’à Paris le doc- 
teur Franklin ressuscita des mouches qui 
se trouvoient dans des bouteilles de vin 
qu’on lui avoit envoyées de Madère et 
qu’il gardoit dans sa cave depuis plus 
de six mois. 

Ces expériences m’amusoient beau- 
coup : j’y employai la plus grande partie 
de mes loisirs; elles remplissoient du 
moins l’intervalle d’un voyage à l’autre, 
et servoient à tempérer une trop vive 
impatience. Mais enfin ce désir violent 
de revoir la nature se fit sentir avec tant 
de force que le séjour de la ville me de- 
vint insupportable, et je songeai sérieu- 
sement à mon départ. 




VOYAGE 



VOYAGE 

EN AFRIQUE. 

VOYAGE DANS LE PAYS DES PETITS 
ET GRANDS NAMAQUOIS. 


Enfin, je vais acquitter ma dette ! Quelles que 
soient les circonstances où j’écris, le besoin d’é- 
crire m’en est devenu plus cher. Les fruits de 
mes longs et pénibles voyages ne seront point 
perdus. Si de cruels oppresseurs en ont dévoré 
les prémices , ce malheur est assez racheté par le 
spectacle de la liberté publique; il me reste en- 
core line assez belle moisson à recueillir pour que 
je m’empresse de l’offrir h la patrie , et du moins 
cette dernière portion des seuls présens qu’il me 
soit permis de lui faire ne sera point souillée 
d’ivraie ni de fleurs étrangères. Je retrouve dans 
la situation où je vis le niveau de ma première 
indépendance, et n’ai plus d’efforts à vaincre ni de 
gens corronipus à ménager pour rendre à la nature 
le tribut d’adorations qu’elle a droit d’attendre de 
son plus fidèle amant. Je rentre dans les déserts 
d’Afrique pour la revoir; je la peindrai telle qu’elle 
Tome I. ' A 


f 


2 VOYAGE 

est : elle doit sourire' à ma rencontre en apprenant 
tout ce qu’a fait cette heureuse portion du globe 
pour ranimer son culte et rebâtir son autel. Je 
lui montrerai ses portraits; elle ne dédaignera point 
leur parure : si loin des lieux où elle m’apparut 
pour la première fois dépouillée et s.ans fard, 
pourroit-elle s’offenser qu’on ait un peu voilé scs 
charmes! ou plutôt n’a-t-cllc pas elle-même mar- 
qué la limite où de nouvelles températures et de 
plus grands besoins exigent impérieusement de 
modifier son essence ! Qu’on ne s’étonne donc pas 
si dans le récit de mes aventures et voulant con- 
-tinuer d’être vrai , je laisse échapper mon trouble 
à la vue de sa première image; elle eut toutes 
mes affections : je lui dois compte de tous les 
secrets de mon cœur; et cette prédilection dont 
je ne puis me défendre pour l’asile éloigné où je 
vais m’asseoir auprès d’elle, est un hommage de 
plus que je rends aux peuples dignes encore de 
pratiquer ses leçons. 

Terre de repos, d’inconnoissancc et de bonheur, 
toi qui me nourris si long-tems sans effort; ro- 
chers silencieux où j’ai déposé tout souvenir et 
tout regret du passé; solitudes enchantées qu’au- 
cun soupir n’a troublées, qu’aucune tyrannie n’a 
souillées , ah ! si quelque François venoit à s’égarer 
sur vos rivages , ouvrez-lui vos retraites charmantes 
et rendez plus auguste encore le don précieux 
qu’il s’est fait à lui-même ! 

J’étois de retour au Cap de Bonne -Espérance 
et déjà je méditois un autre voyage! Seize mois 
de courses et de chasses continuelle^ dans l’inté- 
rieur de l’Afrique méridionale n’avoient pu ralen- 
tir mon zèle, ni combler tous mes souhaits : cette 
passion toujours plus impérieuse d’accroître mes. 


ENAFRIQUE. « 

connoissances en histoire naturelle naissoit de la 
multitude même de celles que je venois d’amasser. 
Mes fatigues n’étoient plus rien à mes yeux du 
moment que j’en avois déposé le fardeau ; en me 
revoyant au sein de la ville et des caquetages d’un 
certain monde pour lequel je ne suis pas fait, je 
ne pouvois m’empêcher de reporter mes regards 
en arrière : je plongeois en idée sous ces abris ro- 
mantiques, dans ces forêts majestueuses dont j’a- 
vois pris possession sans obstacles et que je pouvois 
laisser sans gardiens. Ce mélange indéfinissable de 
misantropie et de sensibilité, guide ordinaire des 
actions de ma vie, atténuoit un peu le bonheur 
de revoir des amis qui m’étoient si chers , ou plu- 
tôt ce n’est point au Cap qu’il m’eut été doux 
de m’entretenir avec eux. Il naissoit de ce flux et 
reflux de plaisir et de mal-aise un sentiment non 
moins singulier : l’insouciance sur les découvertes 
dont j’allois enrichir la plus vaste et la plus belle 
des sciences. L’aspect et le développement des 
objets curieux que je rapporcois avec moi dévoient 
peu parler à mon ame. L’intérêt dramatique en 
ctoit passé : c’est ainsi que le plus beau concert 
souvent nous laisse l’amc vide, dès que son effet 
est produit , et le compositeur est froid à en ras- 
sembler les parties. 

Ramené peu à peu au ton de la société j’en 
repris insensiblement tous les goûts; et pour jouir 
aussi de mes trésors, je m’efforçai de me rendre 
étranger à moi-même. 

L’amitié obtint avant tout mes hommages. Je 
revis, j’embrassai, je serrai contre mon cœur ce 
respectable Boers, dont la santé m’avoit causé tant 
d alarmes, lorsque j’étois encore à cent cinquante 
lieues du Cap et campé sur les bords du Kriga. 

A a 


4 VOYAGE 

C’est h lui, c’est au soin qu’il prit de m’attirer 
dans sa maison après mon désastre dans la baie de 
Saldanha, que je de\^ois tous les trésors d’un voyage 
aussi curieux. Il mit beaucoup d’empressement à 
vérifier l’état des caisses que je rapportois avec 
moi ; déjà meme il avoit employé les plus grandes 
précautions à débarrasser celles que je lui avois 
adressées d’avance. Un zèle ingénieux lui avoit 
suggéré des moyens de conservation, dont j’étois 
étonné; il s’étoit fiiit naturaliste pour m’obliger; 
non-seulement ma collection s’étoit conservée in- 
tacte en passant par ses mains adroites , mais -il 
étoit parvenu, par des combinaisons naturelles, à 
en classer les divers objets avec beaucoup d’intel- 
ligence et d’harmonie. L’ordonnance d’un cabinet 
avant de savoir qu’il eut échappé aux chances d’une 
route aussi longue, étoit un spectacle ravissant 
pour moi. J’avois dû concevoir de grandes inquié- 
tudes sur ces premières collections : en repassant 
dans ma mémoire tous les accidens qui avoient 
pu les altérer; en songeant à l’étendue du voyage, 
à la longueur des chemins, à l’elFet successif et 
continuel des chaleurs et des pluies, à l’insou- 
ciance des personnes à qui j’en avois confié le trans- 
port , je devois tout au moins m’attendre à n’en 
retrouver que les débris; mes animaux, au con- 
traire, avoient repris une vie nouvelle et sem- 
bloient respirer sous les yeux de leur maître. Tant 
de soins , de prévoyance et de délicatesse me ren- 
dirent enfin mon retour agréable. 

La visite des caisses qui rentroient avec moi 
mit le comble h la satisfaction que je venois d’é- 
prouver; tout s’y trouva également sain et bril- 
lant. Mes oiseaux, au nombre de mille quatre- 
vingts individus, étoient aussi frais que lorsque 


ENAFR.IQUE. 5 

je les avoîs abattus et préparés; mes papillons 
avoient conservé toute leur pureté; il n’y avoic 
pas même un insecte qui eut perdu une antenne ; 
ce qui me rendoit plus cher encore la méthode 
que j’avois imaginée pour caser et transporter ma 
collection. J’ai décrit dans mon premier voyage 
l’espèce de caisse particulière que j’avois compo- 
sée à cet elTet. L’expérience m’a si bien servi 
que je ne puis trop souvent en recommander l’u- 
sage. 

Le bruit de mon retour se fut bientôt répandu 
dans le Cap. Une foule d’oisifs accourut de toutes 
parts pour demander à voir ce qu’on appclloic 
mes nouvelles curiosités; l’embarras d’ouvrir et 
refermer continuellement mes caisses me déter- 
mina à joindre ce surcroît de richesses à celles 
que mon ami avoit si ingénieusement disposées 
pendant mon absence; je commençai à classer non 
méthodiquement, à la vérité, mais dans une série 
naturelle , par paire , mâle et femelle , les diiféren- 
tes espèces de mes oiseaux. 

Presque toute la maison de Boers se métamor- 
phosa en un cabinet d’histoire naturelle; ce genre 
de décoration aussi brillant que nouveau attira bien- 
tôt tant de monde qu’on eut dit que cette maison 
étoit le rendez-vous général de toute la ville ; elle 
ne désemplissoit pas; mais ce qui fît connoître à 
quelle sorte de curieux j’avois h faire, et quelle es- 
pèce d’intérêt les arts et les sciences inspirent à ce 
peuple uniquement livré â ses spéculations mercan- 
tiles , c’est que les objets devant lesquels on s’ex- 
tasioit davantage , appartenoient souvent à des can- 
tons très-voisins de la ville, et qu’il n’y avoit pas 
un habitant du Cap, qui, dans ses courses les plus 
ordinaires, n’eut pu se monter un cabinet très-pré- 

A 3 


6 VOYAGE 

deux pour tour autre qu’un Africain. Et vraiment, 
si la nature fait naître à chaque instant un mira- 
cle sous nos pas, peut-on se montrer si indific- 
rent pour son culte immortel , et comment l’a- 
mour de l’or peut il remplacer le bonheur que la 
découverte d’un seul de ses secrets nous proeure ! 

Néanmoins parmi ces curieux, plusieurs ques- 
tionneurs ne laissoient pas que de flatter, en quel- 
que sorte, ma sensibilité; à la vue des raretés que 
je rapportois de si loin , je remarquois beaucoup 
moins d’intérêt pour les fruits du voyage que pour 
le voyageur même. Onconcevoit h peine que j’eusse 
échappé à tant de périls qu’on m’avoit exagérés 
autrefois; et si, comme Ulisse, j’avois retrouvé 
ma làmillc dans le Cap , le bruit de ma mort qui 
s’étoit accrédité dès long-tems m’auroit donné peut- 
être plus d’un aspirant à combattre, et plus d’un 
Euméc à séduire. 

Toujours est-il vrai que le plus grand nombre, 
traitant de niaiseries et de futilités mes travaux , 
revenoit souvent me fatiguer par cette question : 
„ Avez-vous trouvé quelque mine d’or? „ C’étoit 
de l’or qu’il falloir à ceux-là : un sable de cette 
matière dominatrice, l’eut emporté sur le plus doux 
sentiment ; tout voyage do'nt on ne rapportoit pas 
de l’or étoit à leurs yeux une perte de tems dou- 
loureuse. Cette passion de l’or tient en contact 
tous les Ilollandois dispersés. En elfet, il me sou- 
vient que dans ma première jeunesse , lorsque mon 
père m’emmenoit avec lui loin de la colonie, et 
que nous rapportions à Paramaribo quelques ob- 
jets intéressans pour orner son cabinet, les habi- 
tans ne manquoient jamais de nous demander pour- 
quoi nous n’avions pas rapporté de l’or. 

J’avoue qu’à la longue il se rencontra quelques 


Ê N A F R I Q U E. 7 

amateurs instruits, dont le suffrage me dédomma- 
geoit un peu de cette redondance cruelle d’ennuis, 
et que mes peines quelquefois furent appréciées 
et senties. 

Dans le nombre de ces juges éclairés , je dois , 
avant tout, distinguer le colonel Gordon. Il avoit 
aussi parcouru une partie de l’Afrique méridionale. 
Scs observations sont connues de plusieurs savans 
de l’Europe. S’il lit cet écrit , il y trouvera^ le 
gage d’une estime sans bornes ; puisse-t-il y puiser 
aussi le désir de se faire mieux connoître en pu- 
bliant ses découvertes. Il doit compte à l’Europe 
de ce complément de recherches sur les contrées 
si intéressantes de l’x\friquc ^ elles sont une pro- 
priété de la science qui ne peut pas rester plus 
long-tcms ensevelie dans l’oubli. Gordon s’exta- 
sioit fréquemment en voyant la multitude et la 
variété des espèces que j’avois apportées; lui-meme 
avouoit que la plus grande partie lui en étoit en- 
tièrement inconnue. 

Il est vrai que ne tenant h la société par aucun 
des liens qui entravent ou ralentissent les projets 
les plus heureux, maître absolu de mon teins et; 
dégagé de toute autre affection que la chasse, je 
me livrois à son exercice en vrai sauvage; et plus 
qu’un sauvage que le besoin seul excite, je savois 
attacher à la conquête d’un individu dont je dé- 
couvrois l’existence , un prix qu’aucune latigue 
n’eut pu modérer h mes yeux, A peine à son cri 
ou à quelque signe semblable me sentois-je appelé 
par quelque nouvel oiseau, les moyens ordinales 
ne me sufiisoient pas; j’en inventois aussitôt pour 
qu’il ne pût m’échapper, et fallut-il passer un mois 
entier à le poursuivre ou bien à l’attendre, je cam- 
pois là et ne quittois ma place qu’après avoir ob- 
tenu ma proie, A 4 


8 VOYAGE 

C’est à cette opiniâtre persévérance que fe dois 
l’avantage de posséder presque toutes les espèces 
d’oiseaux qui appartiennent à la partie d’Afrique 
que j’ai parcourue : je dis presque tous ; car il 
est des événemens qui dépassent les bornes de notre 
puissance. Qui ne sait, par exemple, combien la 
différence des saisons peut éloigner du chasseur ou 
mettre à sa portée des especes qu’alors il ne de- 
vra plus qu’au hasard. Il en est ainsi des oiseaux 
de passage. Sans doute dans une contrée sujette 
à de forces pluies, à de longues sécheresses , à de 
grandes variations de l’atmosphère , ces oiseaux de 
passage se rencontrent et s’éloignent plus fréquem- 
ment que dans notre Europe où nous ne sommes 
soumis qu’à l’alcernative du froid et du chaud; et 
c’est encore en proportion de la variété des es- 
pèces que le plus adroit chasseur doit s’attendre 
à n’en obtenir qu’une suite plus ou moins com- 
plette ; la vie d’un homme ne pouvant suffire à la 
recherche de tout ce qui existe en ce genre. 

Mes journées se trouvoient utilement et pres- 
qu’encièrement remplies à classer, à entretenir mon 
cabinet , à méditer sur les moyens d’en remplir les 
lacunes , à former un système suivi qui pût un 
jour , au sein de la vieillesse me dédommager de 
l’impuissance d’en aller chercher les élémens à leur 
source et ne vînt mêler aucun regret au souvenir 
d’une épreuve qu’on ne peut recommencer qu’en 
recommençant sa vie. Je me promettois en idée, 
dans ce second voyage de plus grandes jouissances 
que dans le premier. La boussole de l’expérience 
devoir cette ibis guider ma marche et m’applanir 
de terribles obstacles. On verra jusqu’oii peut s’é- 
tendre notre prévoyance, et si le précipice n’est 
pas souvent voisin du précipice auquel on échappe. 


ENAFRIQUE. 9 

P avois en partie disposé tout ce qui m’ëtoit né- 
cessaire pour partir ; le moment de sortir du Cap 
n’arriv^oit pas assez tôt à mon gré. Un homme que 
j’attcndois avec une mortelle impatience , que je 
n’avois point vu depuis mon retour, sans lequel 
je ne me promettois ni plaisir ni sûreté , tout h 
coup se présente h mes 3'eux : c-’étoit Klaas. Il y 
avoit alors chez le fiscal compagnie nombreuse et 
choisie. Klaas jouissoit par-tout d’une grande re- 
nommée. Associé h mes travaux et chargé plus 
particulièrement d’en exécuter les plans, je n’avois 
point tari d’éloges sur ce conseiller fidèle ; son 
arrivée subite excita la plus vive curiosité dans la 
maison de Boers. On ne fut plus occupé que de 
mon ami; par un mouvement spontané chacun se 
leva lorsqu’il parut. Je devois tout à son attache- 
ment et à sa fidélité. Il en recueillit dans un ins- 
tant de précieux témoignages. Le fiscal tira sa bourse 
et lui fit un présent considérable ; tous les assis- 
tans imitèrent son exemple : Klaas étourdi , stupé- 
fait, SC crut aussi riche que le gouverneur. 

Une amère pensée absorboit pourtant toutes cel- 
les qui naissoient de cette réception imprévue ; il 
s’étoit , en entrant, avancé vers moi pour me té- 
moigner sa joie que son émotion même l’empcchoit 
d’exprimer; il tenoit aussi dans ses mains un pré- 
sent; les yeux mouillés de larmes, la bouche en- 
tr’ ouverte , il me présentoit certain paquet , cer- 
taine boîte auxquels il paroissoit attacher un grand 
prix. Je jouissois un peu de son trouble , qu’au- 
gmentoit encore le silence de tous ceux qui l’en- 
touroient. Il scroit, je crois, resté la nuit entière 
dans cette attitude , si je ne l’avois enfin arraché 
h son emban;as. ,, A qui donc, lui dis-je, s’adres- 
sent ces objets ? „ Eh! c’est à vous, me répond- 


lO VOYAGE 

il; ce sonc de ces animaux que vous aimez tant! 
si j’ai tardé. à venir vous revoir, c’est que je n’au- 
rois jamais voulu m’approcher de vous tout seul 
et sans vous montrer que je pensois à vous; mais 
j’ai- bien peur que ce que j’apporte ne soit ni si 
beau ni si rare que les oiseaux que nous tuions 
là-bas. 

Qu’on juge de ma surprise et de ma joie lors- 
qu’à l’ouverture des deux paquets je vis une col- 
lection très-bien arrangée de jolis insectes et de 
quelques oiseaux écorchés avec beaucoup d’adresse 
et selon la méthode qu’il ni’avoit vu tant de fois 
pratiquer dans les déserts ! J’avoue qu’aucun té- 
moignage de faveur ou d’estime n’a jamais rem- 
pli mon ame d’un sentiment si pur et si délicieux 
que cette démarche franche et naïve de mon Hot- 
tentot, et l’idée d’avoir uniquement occupé sa pen- 
sée pendant l’intervalle assez long de notre sépa- 
ration. Bonne nation ! qu’ils viennent ces beaux 
esprits mettre eit parallèle leur délicatesse ingé- 
nieuse et leurs procédés sublimes avec ce trait 
d’une amitié si simple et d’un sentiment aussi vrai. 
O mon cher Klaas , combien de fois attiré chez 
de beaux personnages, complimenté par les uns, 
caressé par les autres , grandement distingué par 
tous, combien de fois au sein des faveurs et des 
brillantes promesses , j’ai r’ouvert la boîte d’in- 
sectes et t’ai rendu grâce des courts mais délicieux 
instans arrachés à la chaîne des ennuis , alors que 
j’en étois réduit à t’étaler mon savoir , souvent 
meme à mandier tes éloges ! 

Klaas resta peu de tems auprès de moi ; son 
trésor déjà commencoit à l’embarrasser. La femme 
que je lui avois donnée , occupoit , en ce mo- 
ment , son esprit ; il se moptroic empressé de do- 


EN AFRIQUE. II 

poser dans scs mains sa richesse. Lorsque je me 
tus assuré que mes autres compagnons de voyage 
çà et là dispersés dans le voisinage de sa horde, 
vivoient heureux et tranquilles, que mes bestiaux 
étoient en bon état, mes chariots et mes usten- 
siles à couvert et bien soignés , que toute ma ca- 
ravane , en un mot , n’attendoit qu’un signal pour 
se mettre en route ; j’embrassai mon fidèle adju- 
dant et le laissai partir. 

Cette visite inopinée qui venoit d’occuper toute 
la société du fiscal , rappela le souvenir d’un au- 
tre compagnon de mes voyages : bon ami, servi- 
teur fidèle , très-adroit , ingénieux en ressources 
dans des circonstances difficiles, et qui, plus d’une 
fois , m’avoit tiré d’embarras. La compagnie en- 
tière voulut le voir ; on s’achemina vers sa de- 
meure comme pour lai annoncer le moment d’un 
départ; c’étoit à qui lui portcroit cette bonne nou- 
velle. On voit bien que je parle de mon singe. 
Il n’y avoir point de bonne fête s’il n’cn otoit pas. 
Chaque jour nous étions dans l’usage , Boers et 
moi , au sortir de table, d’aller visiter Kees dans 
sa loge ; nous lui portions du dessert et des fruits. 
Naturellement doux et caressant , il n’avoit rien 
des défauts de son espèce ; il eut plutôt partagé 
ceux de son instituteur. Mais il sembloit avoir reçu 
des vertus ; il étoit sensible aux amitiés qu’on lui 
faisoit, et très-empressé d’y répondre. Je ne con- 
noissois qu’une seule personne qui ne pouvoir frayer 
avec lui ; même il le haïssoit fortement. C’étoit 
un officier du régiment de Pondichéri, qui logeoir, 
ainsi que moi , chez Boers, et qui un jour, pour 
éprouver l’affection que me portoit mon singe , 
avoit feint de me frapper en sa présence. Kees , 
à cette vue, étoit entré en fureur, et, depuis ce 


12 VOYAGE 

moment , il avoit pris l’officier en aversion. Du 
plus loin qu’il l’appercevoic , ses cris et son geste 
ciénotoient assez toute l’envie qu’il avoit de me 
venger ; il grinçoit des dents et fiüsoit des efforts 
pénibles pour s’élancer sur lui. En vain l’offen- 
seur avoit plusieurs fois tenté par des friandises 
de fléchir cette colère : le ressentiment avoit laissé 
dans l’ame de Kees une haine profonde qui ne 
s’effaça de long-tcms. 

Cette impuissance d’efforts, pour laver mon af- 
front , annonce que l’infortuné étoit dans les fers ; 
îa crainte de le perdre , m’avoir déterminé à ce 
moyen fâcheux ; s’il s’étoit échappé de la maison , 
à coup sûr il m’eut été enlevé , ou par des ma- 
telots qui l’auroient emporté sur leur bord , ou 
par des habitans du Cap qui l’eussent caché pour 
le garder, ou même par des esclaves qui l’auroient 
fait rôtir et mangé , tant sa renommée lui avoit 
attiré d’amis. 

Le pauvre Kees paroissoit sentir douloureuse- 
ment son esclavage. A la vérité, Boers lui avoit 
fait construire une très-belle loge ; mais est-il des 
plaisirs sans la liberté ! Mon singe avoit d’ailleurs 
une portion de fitcultés morales qui rendoit sa 
situation plus pénible qu’elle ne l’eut été à un 
singe vulgaire. Aussi-tôt qu’il m’appercevoit , il 
s’élançoit vers moi de toute la longueur de sa 
chaîne; c’est à moi sur-tout qu’il sembloit répro- 
chcr et mon ingi-atitude et sa captivité. Le mo- 
ment de lui rendre le bonheur étoit chaque jour 
plus voisin; je savois m’endurcir à ses pressantes 
marques d’affection ; je l’aimois trop pour lui en 
donner un témoignage imprudent. 

Je devois tout craindre, en effet, si j’eusse eu 
la foiblesse de me laisser aller à la pitié; de Uu- 


EN AFRIQUE. 13 
même il eut pu m’échapper. Un sentiment plus 
fort que l’amitié pouvoir à chaque instant l’en- 
traîner. Il n’en est pas du singe comme des autres 
animaux domestiques, que leur instinct attache 
au sol où ils ont été élevés, et qui toujours y re- 
viennent; soit que, comme le chien, ils soient 
plus affectionnés pour le maître que pour la mai- 
son natale; soit que, comme le chat, ils aient 
plus d’attachement encore pour la maison que 
pour le maître. Le singe, au contraire, indocile 
et récalcitrant , incapable de souvenirs ou pour l’un 
ou pour l’autre , conserve pour l’indépendance un 
penchant que ne peut corriger la plus douce et 
la plus tendre éducation. D’ailleurs, rapproché de 
l’homme , en quelque sorte , par les formes et par 
l’usage qu’il fait de ses menibres, il lui ressemble 
encore par la faculté de se reproduire en tout 
tems : bien différent des autres animaux h qui la 
nature a assigné des époques fixes et périodiques 
au-delà desquelles ils vivent, h cet égard, dans une 
nullité profonde. Kees étoit vierge encore et n’a- 
voit point connu le plaisir; la plus légère amorce 
eut embrasé ses sens; il ne falloir qu’un instant 
pour en faire un singe très-libertin; et si, plus 
constant, plus sage qu’on ne l’est au jeune âge, 
il eut brûlé pour une seule femelle, son maître 
auroit été bientôt oublié pour elle; il l’eut suivie 
au fond des bois et n’en seroit jamais revenu. Très- 
attaché h Kees, et ne pouvant consentir à le per- 
dre, j’usai de mon pouvoir en despote et l’enchaî- 
nai pour en disposer à ma guise. 

Le lecteur me pardonnera ces détails minutieux. 
Ils me sont chers à moi, qui n’ai pas de grands 
exploits à redire ni de brillans écarts où me perdre. 

J’étois chaque jour plus occupé des projets de 


14 VOYAGE 

mon voyage; cette nouvelle entreprise entraînoît 
de longs préparatifs; je me flattois que ce voyage 
auroit lieu dans peu de jours ; les fatigues de ce- 
lui que j’avois fait s’étoicnt tellement dissipées qu’il 
me sembloit l’avoir entrepris il y avoit dix ans; 
enfin, j’allois repartir. 

Malheureusement, nous étions dans la saison la 
plus sèche de l’année; ceux des habitans h qui j’a- 
vois confié mes projets et qui y prenoient le plus 
de part, malgré tout le désir qu’ils témoignoient 
de me voir completter mes découvertes, ne ces- 
soient de me conseiller d’attendre un moment plus 
favorable pour me mettre en route : on trouvoit le 
tems contraire et fâcheux : comme si les saisons 
qui régnent au Cap et dans le voisinage tic la mer, 
dévoient être les mêmes à quelques centaines de 
lieues dans l’intérieur de l’Afrique. J’en avois fait 
déjà l’expérience, et j’eus la fbiblesse de céder 
au conseil de ces amis trop timides. Un autre des- 
sein succéda à celui-ci, avec la meme vivacité que 
je l’avois embrassé; je différai donc mon dépttrt 
jusqu’à la saison qu’on me représentoit comme fa- 
vorable ; on verra dans la suite combien ces retar- 
demens m’ont été funestes , et à combien de mal- 
heurs ils m’ont exposé moi et les miens. 

J’avois résolu de m’éloigner du Cap ; la circons- 
tance qui me portoit h différer mou grand voyage , 
me déterminoit encore mieux à entreprendre celui 
des environs de cette ville; c’étoit du moins un 
aliment à mon impatience , et je trouvois dans cette 
ressource, la seule qui me restât au milieu des en- 
nuis dont j’étois assiégé, quelque dédommagement 
au délai où m’avoit contraint la saison. Dans le 
court entretien que j’avois eu avec Klaas, j’avois 
appris que les deux Hottentots à qui j’avois con- 


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CAMPEMIC-NT SrR L'HABITAT 10] 



^ DE J. SLABEP. À THEE FONTYii 







EN AFRIQUE. 15 
fie la garde de mes bœufs et tout l’attirail de ma 
caravane , avoient conduit mes animaux , en atten- 
dant l’ordre d’un second départ, dans les pâturages 
du Groene-kloof; que mes chèvres étoient restées, 
suivant mes intentions , dans le Swart-Land , chez 
mon bon ami Slaber, qui, toujours également 
zélé pour mes intérêts , s’étoit chargé d’en pren- 
dre soin. 

Hélas ! combien j’avois de reproches à me faire 
d’avoir négligé , depuis mon retour au Cap , ce 
digne et respectable ami , à qui j’avois des obli- 
gadons si essentielles. Je ne sais quelles affaires , 
quel assujetissement , quelle bienséance du beau 
monde et de la bonne compagnie, m’avoient si long- 
tems empêché de l’aller voir. Ou pouvois-je goû- 
ter un plaisir plus pur et plus vrai que chez ce 
colon , à qui je devois de ne m’être pas livré tout- 
h-fait au désespoir lors de mon désastre dans la 
baie de Saldanha , ayant tout perdu , errant au 
sein d’une terre étrangère, sans asile, sans argent, 
sans amis , sans ressource aucune. L’image de ce 
vertueux Africain me causoit de vifs regrets ; je 
volai vers lui , et pour la troisième fois son habi- 
tation revît un de ses plus chers enlans ; je reçus , 
avec profusion , les caresses de cette famille char- 
mante. A la sui-prise, h la joie que je leur causai, 
au désordre subit de la maison , on eut dit une 
fête- rcnouvellée de l’histoire ancienne ou bien un 
personnage fameux de retour d’une expédition il- 
lustre ; ils ne sembloicnt tous occupés qu’a devi- 
ner des moyens de me rendre mon séjour agréa- 
ble. Les parties de plaisir qui fussent davantage à 
leur portée , ainsi qu’à la mienne , étoient celles 
de la chasse : on m’en prodigua de tres-amusanœs ; 
quelques promenades plus paisibles venoient faire , 


l6 VOYAGE 

de tetns en rems , diversion à cet exercice fati- 
gant : les aimables filles de Slaber s’éroient char- 
gées de les diriger ; elles y mettoient une sorte 
de finesse et de grâce qu’on n’auroit pas dû at- 
tendre peut-être de femmes si peu faites aux usages 
et aux cajolleries des Européennes. Elles avoient 
imaginé, par exemple, quelles ne pouvoient offrir 
aux regards de leur hôte inconstant, un spectacle 
plus doux et mieux fait pour le retenir auprès d’el- 
les que celui de ses chevaux et de ses chèvres , 
paissant paisiblement dans les pâturages voisins de 
leur habitation. Je fus conduit, comme, sans m’en 
douter , vers un petit tertre très-agréable , où je 
trouvai tous ces animaux dans une situation et dans 
un embonpoint extraordinaires; elles-mêmes avoient 
daigné s’occuper du soin de mon troupeau. A me- 
sure que nous avancions, nouveau plaisir et nou- 
velles exclamations; mes richesses s’étoient accrues: 
plusieurs mères avoient mis bas et m’avoient donné 
des chevreaux. Il faut avoir éprouvé ce que j’ai 
senti , pour savoir tout le prix que j’attachois à 
çes trésors , les seuls qui soient vraiment dignes 
de moi , les seuls qui ne m’aient causé ni regrets , 
ni humiliations, ni dégoûts. Les services que mes 
chèvres m’avoient rendus dans mon premier voya- 
ge , m’en presageoient de plus doux encore ct'dc 
plus féconds dans la suite. J’insiste avec délice sur 
cet objet : puissent les voyageurs imiter mon exem- 
ple ; car ils doiv'ent s’attendre , quelque ressource 
ingénieuse qu ils aient préparée d’avance , h pâtir 
bientôt au sein des déserts d’Afrique , s’ils n’ont 
pour compagnons quelques bœufs et pour com- 
pagnes de jeunes chèvres. 

Il làllut encore une fois se séparer des bons et 
incomparables Slaber ; je promis h ces âmes cé- 
lestes 


EN AFRIQUE. 17 
lestes de venir plus d’une fois me réunir à elles 
duns mes diverses promenades aux environs du Cap; 
j’ai tenu parole. Cette demeure auguste et silen- 
cieuse, comme un aimant indomptable, m’attiroit 
souvent de fort loin; je n’éprouvois pas un sujet 
de plaisir ou de joie, que je n’accourusse aussitôt 
le déposer dans le sein de cette famille chérie. 

J’ai dit quelque part qu’un des hommes qui m’é- 
toient le plus attachés et qui m’avoient rendu le 
plus de services au sein des dangers , étoit le vieux 
Swanepoel : j’avois dépêché vers lui un de scs ca- 
marades pour lui dire de me venir trouver au Cap ; 
il y étoit accouru ; je plaçois au rang des premiers 
devoirs le soin de récompenser son amitié pour 
moi, et j’allois lui donner une grande preuve de 
la mienne en lui annonçant que nous allions repartir. 

Un événement malheureux avoit failli autrefois 
à le perdre : dans un moment de querelle et de 
colère il avoit frappé une femme Hottentote qui 
étoit morte des suites de sa blessure. Son affaire 
ayant été présentée défavorablement au veld-com- 
mandant de son canton, qui, de son côté, lui en 
vouloir, le pauvre Swanepoel avoit été condamné 
à finir scs jours dans l’île Ruben; il y vivoit do- 
puis plusieurs années quand ladéclaration de guerre 
entre l’Angleterre et la Hollande obligea d’évacuer 
cette île et de transporter les bannis - prisonniers 
dans les bdtimens de la Compagnie. Ce fut dans 
ces circonstances que j’entrepris mes premières 
courses : j’ai assez parlé de lui dans le récit que 
j’en ai donné au public; il avoit trop bien rempli 
le rôle dont il s’étoit chargé dans ma caravane, pour 
que son délit qui m’étoit connu ne fût dès long- 
tems expié dans mon esprit. Le fiscal, mon ami, 
qui avoit pris des renseignemens satisfaisans sur le 
Tome I, B 


iB VOYAGE 

compre de ce vieillard, n’accendit pas que j’en fisse 
l’éloge; adoucissant exprès pour moi les loix dont 
il étoit l’interprète, il m’accorda la liberté de ^wa- 
nepoel pour tout le tcms où j’aurois besoin de cet 
homme pendant mon séjour en Afrique. Je promis 
de le représenter à mon retour au gouvernement; 
mais bientôt, par une générosité à laquelle je n’a- 
vois pas lieu de m’attendre, Uoers lui donna sa li- 
berté toute entière. Il fit plus : sensible et touché 
jusqu’aux larmes des détails dans lesquels je venois 
d’entrer à son sujet, il voulut récompenser sa fi- 
délité envers moi par le présent qu’il lui fit aussi- 
tôt d’un bagage complet , et l’ordre qu'il donna 
de lui compter sa paie pour tout le teras qu’il avoit 
passé avec moi. Telles étoient les délicates et pré- 
voyantes attentions par lesquelles mes amis , à l’en- 
vie, chcrchoientà encourager mon zèle, en m’at- 
tachant par tous les moyens les compagnons que je 
destinois à partager mes dangers ; et c’est ainsi qu’en 
rejetant adroitement sur moi tout le mérite des 
bonnes actions dont je n’étois que l’objet , ils in- 
sinuoient d’avance à mes Hottentots cet esprit de 
subordination et de dévouement sans lequel un ob- 
servateur en Afrique , ne pourroit faire aucune 
tentative au-delà de la colonie. 

Pour comble de faveur , le fiscal me réserva tout 
le plaisir d’annoncer moi-méme une nouvelle aussi 
douce h celui qu’elle intéroissoit. A peine eus-je 
prononcé ces mots : tu es libre , à peine eus -je 
commencé à raconter tout ce que mon ami venoit 
de faire pour un infortuné , que , ranimé par la 
recoiinoissance , et comme reprenant une vie nou- 
velle , le vieillard se précipite dans mon sein qu’il 
inonde de scs larmes. J’étois étrangement ému et 
hors de moi-même; il me sembloit que c’étoit moi 


EN AFRIQUE. 19 
qu’on arrachoit au bannissement et qu’on venoit 
rendre k la société : il est si doux de renaître à 
l’honneur. Tous les maux que j’avois éprouvés sur 
le Middelbourg se retracèrent à mon imagination ; 
je me reportai à deux ans en arrière , à ce moment 
si malheureux où j’avois eu besoin moi-même de 
la pitié des hommes ; circonstance si funeste qu’il 
ne me seroit jamais entré dans l’esprit de penser 
que je pourrois un jour exercer la mienne envers 
autrui d’une façon à la fois si naturelle et si tou- 
chante ! 

Lorsque Swanepoel eut un peu calmé ses sens 
et qu’il fût en état de m’entendre , je lui confiai 
mes projets et lui promis de l’emmener avec moi. 
A la vérité , son grand âge et la fatigue du pre- 
mier voyage , l’incertitude même et les difficultés 
de celui que j’allois entreprendre ne me permet- 
toient guère de le conduire aussi loin ; mais la co- 
lonie m’offroit un assez vaste champ pour que je 
me montrasse empressé d’user encore une fois de 
ses bons offices. Je m’en serois trop voulu à moi- 
même , dans le moment d’une joie aussi pure d’ex- 
poser ce vieillard à périr, lui, à qui il restoit en- 
core quelques jours paisibles et du moins honorés 
à couler au sein de sa famille. Il parut satisfait de 
l’offre que je lui fis de visiter ensemble la colo- 
nie; ou, s’il éprouva quelque regret, en pressen- 
tant que je ne l’entraînerois pas plus avant , il eût 
grand soin de me le cacher , et même dans la suite 
il n’en marqua aucun mécontentement à mes au- 
tres compagnons de voyage. 

J’ïii déjà exposé ailleurs les motifs qui pendant 
lîion premier voyage m’avoient déterminé invin- 
ciblement à m’éloigner des habitations de la co- 
’ Ionie, et à éviter tout commerce avec les colons: 

B 2 


20 VOYAGE 

outre les embarras et les distractions inévitables 
que leurs visites eussent apportés k mes opéra- 
tions, j’avois à surveiller un terrain considérable 
qui n’étoit jamais mieux en ordre que quand nous 
n’avions autour de nous aucuns voisins étrangers. 
On se rappelle combien j’eus à me repentir d’une 
complaisance contraire à ces dispositions pour 
m’en être écarté une fois à Agter-Bruincjes-Hoogte : 
quoique je n’eusse communiqué avec ces colons 
que l’espace de quatre heures seulement, il se 
répandit dans mon équipage un tel esprit d’insu- 
bordination , qu’il follut toute ma fermeté pour y 
rétablir l’ordre et la bonne intelligence ; c’est à 
ce moment fâcheux , à ces germes d’une commu- 
nication dangereuse que je dus le malheur de n’a- 
voir pas visité la Cafrrerie , contrée si intéressante 
et que je regretterai toute ma vie de n’avoir pas 
connue , pays très-curieux et qui mérite à lui seul 
un voyage! 

Mais comme il entroit dans mon plan général 
de visiter ici la colonie proprement dite et d’é- 
tudier l’humeur de ces hommes moitié sauvages, 
moitié policés , je ne pus me défendre d’en courir 
les hasards ; seulement je me livrai à des précau- 
tions particulières et ne m’associai que des Hot- 
tentots dont je n’avois rien à craindre ou que je 
pourrois renvoyer dans la suite. Cette petite in- 
cursion devint de jour en jour plus intéressante à 
mes yeux; elle étoit, en quelque sorte, l’enca- 
drement du grand tableau que je m’étois promis 
d’esquisser. C’étoît peu d’avoir fait quelques pro- 
menades pendant mon séjour au Cap , dans les ha- 
bitations voisines de cette ville , il falloir pénétrer 
plus avant , parcourir le gros de la colonie dans 
tous ses sens, en lever, s’il étoit possible, un 


E N A F îl I Q U E. 21 
plan ropographique. Un rayon de quarante ou cin- 
quante lieues de pays à visiter , ne m’éloignoit pas 
assez du Cap pour m’einpécher d’y revenir dès que 
je le désirerois , et nulle autre occupation dans ce 
moment ne sembloit mieux faite pour me dédom- 
mager du chagrin que me causoit la suspension de 
mon voyage dans le désert. 

C’est k cette petite entreprise que je m’associai 
Swancpoel; je l’emmenai avec d’autant plus de 
confiance , que je la regardois comme une prome- 
nade sans fatigue et sans de grands dangers. Je lui 
donnai quelques jours pour aller partager avec sa 
famille le bonheur de la liberté que lui avoit don- 
née mon ami, et lui assignai son retour comme le 
signal du départ. Il fut exact. A peine arrivé, nous 
miontâmes k cheval ; je partis sans autre apprêt et 
sans autre équipage que celui qui est indispensa- 
blement nécessaire lorsqu’on veut passer quelque 
tems à la campagne. Swanepoel connoissoit par- 
faitement la colonie ; il m’avoit conseillé de ne 
point me surcharger d’un atcinnl inutile , m’assu- 
rant qu’il trouveroit en tout cas les moyens de 
pourv'oir k tous mes besoins, et que je ne manque- 
rois pas de rencontrer par-tout la plus douce et 
la plus franche hospitalité. L’usage de cette vertu 
précieuse et presque bannie de toute la terre étoit 
bon pour m.oi dans cette circonstance , mais eut 
été funeste k mes autres compagnons , qu’il eut 
dégoûté des fatigues qu’ils avoient à partager avec 
leurs chefs , et les auroit infailliblement empêché 
de me suivre. 

J’entam.ai la route par la Hollande-hottentote ; 
de là je me proposois de parcourir tous les points 
de la cofonie , jusqu’aux Vingt-quatre-rivières , de 
revenir ensuite au Cap par le Swart-Land, où je 

B 3 


O O 


VOYAGE 

me scrois encore une fois reposé chez mon incom- 
parable ami Slaber. 

Je n’entrerai dans aucuns détails trop étendus 
sur les productions des divers cantons , sur la cul- 
ture et beaucoup d’autres objets que j’ai déjà trai- 
tés ; je dirai quelques mots des hommes et de leur 
manière de vivre. Je ne puis cependant me défendre 
en passant d’arrêter mes regards sur cette source 
précieuse des eaux thennales où la Compagnie a 
pratiqué des bains pour les malades, et que, pour 
cette raison , l’on nomme bains chauds. C’est-là 
que Boers, dans un état désespéré, abandonné des 
médecins , avoit recouvré la santé. J’aurois voulu 
bâtir un temple dans cet asile, où avoit été sauvé 
un ami que la mort poursuivoit depuis long-tems ; 
je l’aurois entouré d’une barrière ; je l’eusse déifié. 
Aux siècles magiques et channans de la mytholo- 
gie , dans ces tems de fictions, souvent aussi pro- 
fondes qu’elles étoient ingénieuses, où les fleuves, 
les rivières , les ruisseaux , les fontaines avoient 
chacun leurs emblèmes cachés, et appeloicnt, sous 
divers rapports, l’image d’une divinité bienfaisan- 
te, j’aurois offert à la naïade de ces lieux un 
hommage que la postérité auroit peut-être con- 
sacré. 

En visitant le Fransche-Hoeck , je ne revis pas 
non plus sans intérêt cette race de réfugiés fran- 
çois, naguère persécutés dans leur injuste patrie, 
dépouillés , proscrits , avilis , chassés par elle com- 
me des hordes de misérables; victimes du fana- 
tisme et de l’intolérance, et n’ayant d’autre refuge, 
au sein de cet abandon affreux, que la pitié de 
quelques gouvememens voisins qui leur permirent 
d’aller arracher , aux côtes de l’Afrique , une sub- 
sistance qu’on eût craint même de leur donner 


E N A F Pv I Q U E. 23 
dans une terre trop voisine des lieux témoins de 
leur désastre. Eloigné de la .France, qui a rejetté 
ses enfans, ils ont oublié son langage, hélas! et 
n’ont pas perdu son souvenir : leurs usages mêmes 
se sont fondus dans les usages hollandois; ils ne 
diffèrent plus guère des autres colons; la trace 
originelle est perdue, on ne les reconnoîtroit à 
rien , s’ils n’avoient conservé , pour la plupart , des 
cheveux noirs, qui contrastent avec la chevelure, 
presque toujours blonde , des habitans de la colo- 
nie hollandoise. C’est ainsi que s’efface et que se 
détruit insensiblement cette modification que l’hom- 
me social reçoit de son gouvernement , de son 
éducation , de ses loix ; tout avec le teins se dé- 
truit, renaît, se récompose; il est cependant des 
souvenirs et de certaines traditions qui se prolon- 
gent au-delà des siècles. 

Le sort de ces infortunés fugitifs , martyrs de 
leur religion quelle qu’elle soit , qui ont^ tout 
quitté , jusqu’aux tombeaux de leurs ancêtres , 
pour se transplanter aux extrémités de l’Atrique , 
m’inspiroit pour eux une compassion tendre dont 
ils ne soupçonnoient guère le motif. Après mon 
retour en France, depuis que de vastes mers nous 
ont séparés, cet intérêt s’accroît encore chaque 
jour : la liberté veut effacer jusqu’au souvenir d’une 
proscription si lâche; les derniers enfans^ de ces 
pères si malheureux retrouveront peut-être un 
jour, dans leur ancienne patrie, tous les biens 
que leur ravit et la rage des prêtres et la funeste 
condescendance du despote. 

C’est ici le lieu de raconter comment se sont 
faites les concessions de terrain dans cette contrée 
si long-tems inculte , et quel est l’usage qui s’ob- 
serve encore de nos jours à cct égard. Lecteur, 

B 4 


£4 VOYAGE 

repose ton attention sur ces détails : il y a ici quel- 
que chose de l’origine des possessions* et des éta- 
blissemens humains; je dois cette recherche au 
hasard qui me porta un jour dans le Rooye-Zand 
(Colonie du sable ronge). 

J entrois vers midi dans une habitation ; l’excès 
de là chaleur et la fatigue qu’elle m’avok causée 
m’iuvitoit au repos ; je comptois m’y arrêter jus- 
qu au soir. Une jeune fille étoit seule dans la pièce 
ou j entrai; elle avoit une figure charmante qui 
annonçoit h peine seize ans ; je la saluai , je l’em- 
brassai selon 1 usage; mes regards involontairement 
se proracnoient autour d’elle ; elle crut s’apper- 
cevoir que je m’étonnois d’être ici sans témoins ; 
elle me prévint et me dit que son père et sa mère 
étoie’' absens du logis. Je concevois difficilement 
qu’ils eussent quitté leur demeure au moment de 
la plus grande ardeur du soleil ; je lui demandai 
par quel accident ils avoient été forcés de sortir? 
,, Ce matin , me répondit-elle , nous avons reçu 
,, 1 avis que quelqu’un a planté un baaken (piquet) 
„ sur notre territoire ; cette nouvelle nous a fort 
„ alarme ^et mes parens sont partis aussi-tôt pour 
„ aller s’en éclaircir sur le lieu même Pour 
moi , qui ne concevois pas ce qu’un piquet fiché 
en terre pouvoir avoir d’aussi alarmant qu’elle eut 
contraint CCS colons à braver, contre leur usage, 
la plus grande ardeur du jour , et même à aban- 
donner leur fille, je repartis assez naïvement que 
si un passant avoit planté ce piquet, il étoit très- 
aisé h un autre passant de l’enlever , et qu’il n’y 
avoir dans tout cela rien de pressé; j’oftris, si le 
père et lanière ne l’avoient pas découvert, de l’ar- 
racher moi-même, dans le cas où je passcrois de 
ce côté. La jeune fille me répondit que cette opé- 


E N A F R I Q U E. 25 
ration ne dépendoit ni d’elle, ni de moi, ni de 
personne; elle ajouta que son père, ne pouvant 
tarder à revenir, il me conteroit Thistoire du pi- 
quet plus au long, et elle m’invita h me rafraîchir 
et à lui faire compagnie. 

Ses parens, en effet, furent bientôt de retour; 
le père caressoit saillie pour m’avoir retenu, tandis 
que la mèrô me prodiguoit scs attentions obli- 
geantes. Nous nous mines ii table ; une gaieté fran- 
che présida au dîner : l’affaire fâcheuse qu’on avoit 
tant redouté venoit de s’arranger et chacun s’en 
étoit allé satisfait. 

J’attendois toujours la grande histoire des pi- 
quets ; les bonnes gens sont lents h conter : ce ne 
fut pas sans de nombreux préambules , au milieu 
desquels je me livrois â de charmantes distractions , 
que mon hôte entama ce discours. 

„ Il faut que vous sachiez, dit-il, qu’ici, voir 
„ et posséder sont à peu près la même chose ; 
„ lorsqu’un habitant du Cap veut se procurer dans 
„ la colonie un emplacement quelconque , soit 
,, pour y placer des bestiaux , soit pour le défri- 
„ cher et le mettre en culture , il parcourt dilfé- 
„ rens cantons pour chercher un terrain qui lui 
„ convienne. L’a-t-il trouvé , il y plante ce qu’on 
„ appelle un baaken ( c’est annoncer prise de pos- 
„ session de l’endroit , à ceux qui viendroient dans 
„ le même dessein , et leur dire que la place est 
„ retenue) : alors il retourne au Cap, et sollicite 
„ du gouvernement une permission et autorisation 
„ légale. Ordinairement ce consentement ne se re- 
„ fuse point ; mais comme toutes les concessions 
„ du désert , faites par la Compagnie , sont sou- 
„ vent d’une lieue carrée en superficie , il arrive 
„ quelquefois que , soit par méprise, soir par mau- 


z6 VOYAGE 

„ vaise volonté , le baakcn se trouve planté sur la 
,, possession de quelqu’un , ou que dans l’enceinte 
„ de sa lieue carrée il englobe quelque partie d’une 
„ propriété étrangère. Dans ce cas, il faut, pour 
„ fuir la querelle , une descente d’experts et une 
„ sentence de juge ; pour peu que la discussion 
„ soit claire , elle est promptement terminée ; mais 
„ si elle offre quelque difficulté , tout est perdu : 
,, alors commence un procès , qui devient un éter- 
,, nel sujet de haine et de discorde , entre deux 
„ colons; un autre malheur de ces désolantes pro- 
„ cédures , c’est que le propriétaire lésé pouvant 
,, rarement quitter son travail , pour aller lui-même 
,, exposer son affaire et plaider sa cause, qu’il en- 
„ tend assurément mieux que personne; le rapport 
„ ne s’en continue pas moins et l’homme de jus- 
„ tice, qui souvent n’a pas vu les lieux, l’explique 
„ comme il peut. Le magistrat, qui lui-même n’est 
„ pas mieux instruit, juge l’affaire comme il l’en- 
„ tend : voilà comme ces Européens , qui s’attri- 
„ buent exclusivement l’intelligence et la raison , 

„ oublient qu’ils ont avec tout cela la corruption 
„ et les vices en partage. C’est ainsi que les con- 
,, testations les plus simples entraînent souvent la 
„ ruine des familles , et ne sont profitables à per- 
„ sonne , si ce n’est aux juges qu’elles font entrer 
„ dans leurs différens; tandis qu’au contraire les 
„ colons que leur condition éloigne du tracas des 
„ villes et de leur influence dangereuse , à l’aide du 
„ simple bon sens , et n’ayant que la nature pour 
„ guide , sortent souvent si sagement et si vite de 
„ tout embarras d’esprit ,, . Quelque philosophie 
que mon hôte affectât en me faisant le récit des 
usages relatifs aux concessions des terrains , et quoi- 
que son visage , qui s’enflammoit à chaque trait sa-' 


E N A F R I Q U E. 2/ 

tirique qui lui échappoit contre la société , annon- 
çât en lui beaucoup d’énergie , de candeur et d’es- 
prit , j’abrège et laisse au lecteur le soin de suppléer 
à ce que je ne dis pas: 

Je repris ma route vers le soir et reçus le baiser 
de paix de route cette famille. 

Du Rooye-Zand j e passai dans le canton des Vingt- 
quatre-rivières , le plus agréable sans contredit de 
toute la colonie hollandoise : il doit son nom à la 
multiplicité des ruisseaux dont il est arrosé ; on juge 
aisément, à l’abondance de ses eaux, à quel point 
ce terrain est productif et riant. Bien plus , les ca- 
naux principaux , par des saignées adroitement mé- 
nagées, portent l’abondance et la fécondité jusque 
dans les terres labourées de toutes les termes envi- 
ronnantes ; les habirans mettent beaucoup d’adresse 
à diminuer ou à grossir le volume de ces eaux , si 
favorables aux moissons. Nulle part dans la colonie 
les prairies ne jouissent au même degré d’une ver- 
dure aussi belle ; il y règne une douce fraicheur dont 
la vue seule, dans ce pays brûlé, flatte l’œil du 
voyageur , charme son imagination et suspend véri- 
tabiement ses fatigues. Les Vingt -quatre -rivières 
sont l’Eden de l’Afrique ; on s’y promène dans des 
bosquets d’orangers; de citroniers, de panpelm.oes; 
le parfum des fleurs attaque délicieusement l’odorat ; 
une ombre légère invite au repos , aux rêveries , à 
la méditation. Tout ce qui entoure ces jardins en- 
chantés ajoute encore au prestige : les regards se 
promènent au loin sur un horison magnifique; une 
enceinte de collines embellit et anime ces plans di- 
vers que terminent de hautes montagnes dont la tête 
va se perdre dans les nues ; dans ce site enchanteur 
on rencontre sous ses pas tout ce qui sert aux be- 
soins et aux douceurs de la vie. L’attrait de ces 


28 VOYAGE 

lieux se fait à peine sentir qu’on y voudroit fixer 
à jamais sa demeure ; les habitations y sont plus 
rapprochées; elles s’y amassent insensiblement; je 
ne désespère pas qu’ils n’olfrent bientôt le spec- 
tacle d’une seconde ville dans la colonie, etqu’en- 
fin la vallée des Vingt-quatre-rivièrcs ne devienne 
un jour la terre la plus riche et la plus peuplée 
des environs du Cap. 

Je me proposois, comme je l’ai dit, de revenir 
k la ville par le Swart-Land et de passer quelques 
jours chez mes bons amis, je dois dire chez mes 
bons pareils les Slaber. Entre autres divertissemens 
auxquels nous avions coutume de nous livrer en- 
semble , il en est un . qui m’étonna étrangement 
lorsqu’on me l’eut proposé et que j’en eus fait 
l’épreuve. On me promit de me procurer des oi- 
seaux qui m’écoient inconnus ou qui manquoient k 
ma collection. Toutes les fois qu’il s’agissoit de 
quelque nouveauté en ce genre , j’étois aussitôt 
préparé qu’averti. Je saisis donc mon fusil et me 
mis en devoir de sortir; „ Non, non, me dit-on, 
laissez vos armes; elles nous géneroient; la chasse 
à laquelle nous vous invitons est nouvelle pour 
vous, et vous n’y brillerez pas; allons labourer; 
suivez nous,,. • 

Mon guide attela les bœufs ; nous partîmes : 
lui , avec ce long et énorme fouet dont se seivent 
les colons et que j’ai décrit ailleurs; moi, avec 
un simple bâton qui me sen^oit de canne. Il prit 
en main la charrue et se mit à tracer un sillon. A 
peine eut-il tranché la terre , je vis arriver de tou- 
tes parts une multitude immense de petits oiseaux 
qui voltigeoient jusqu’auprès du soc même , et qui 
le suivoient avec avidité. Que croiroit-on que cher- 
choient ces oiseaux pour n’etre effrayés ni par Tins- 


E N A F R I Q U E. 29 
trument qui marchoit , ni par les hommes qui le 
dirigeoient? Hélas! ils fondent sur la terre eparse, 
pour y dévorer des créatures animées, comme eux, 
des chrysalides, des vermisseaux, tous les insectes 
que le soc mettoit à découvert. Ce spectacle inat- 
tendu me ravit d’aise. Il me restoit encore une au- 
tre épreuve à faire : les mains vides et sans armes , 
je me voyois réduit à contempler ces 'mangeurs 
d’insectes sans pouvoir m’en procurer un seul. Ces 
oiseaux tuoient des animaux plus foibles qu’eux ; 
j’aurois voulu tuer des oiseaux ; derrière moi peut- 
être quelque bête plus féroce encore lorgnoit de 
loin sa proie. Sans autre préambule , Slaber me 
demande tranquillement, quel est parmi ces oiseaux 
celui que je désire ; j’en désigne un à tout hasard 
et crois qu’on me persiffle : aussitôt déployant son 
fouet immense, c’est celui-là même qu’il atteint 
dans la foule. Vingt fois de suite je mets son adresse 
k Vépreuve, et vingt fois l’oiseau indiqué est abattu 
d’un seul coup. Au reste , quoique cette habileté 
à manier un long fouet soit le paixage de presque 
tous les colons , j’avoue que Slaber étoit un vir- 
tuose en cette partie , et que je n’ai vu personne 
dans la suite à qui cet exercice fut plus familier ^ 
il entre dans l’éducation de l’enfance chez les co- 
lons , et je crois qu’il vaut bien les jeux imbé- 
cilles de nos collèges. Je reviendrai plus bas sur ce 
point , qui mérite d’être traité plus au long. 

Cependant il y a des cantons où cet exercice 
est plus ou moins perfectionné. Tous les colons 
n’ont ni les mêmes occupations , ni les mêmes usa- 
ges. A la vérité, ils mènent , pour la plupart , une 
vie uniforme et simple; il existe entre eux tous, 
des points de contact et des habitudes de ressem- 
blance ; d’un autre côté , ils diffèrent selon leur 


30 VOYAGE 

origine, et quoique la monotonie de leur vie s’é- 
tende à la surface entière de la colonie, et qu’ils 
ne doivent par conséquent offrir, au premier as- 
pect, aucune observation piquante au voyageur; 
cependant on y remarque des nuances qui méritent 
d’étre recueillies et qui peuvent servir à faire con- 
noître de plus en plus cette nation neuve en- 
. core. 

On peut diviser les colons du Cap en trois clas- 
ses; ceux qui habitent dans le voisinage du Cap 
jusqu’à une distance de cinq à six lieues ; ceux 
qui sont plus éloignés et qui vivent dans l’inté- 
rieur des terres; enfin ceux qui, plus reculés en- 
core, se trouvent à l’extrémité sur les frontières 
de la polonie, parmi les Hottentots. 

Les premiers , possesseurs de propriétés opu- 
lentes oU de jolies maisons de campagne, peu- 
vent être assimilés à ce que nous appellions autre- 
fois de petits seigneurs terriers , et different beau- 
coup des autres colons par leur aisance et par 
leur luxe, sur-tout par leurs mœurs qui sont hau- 
taines et dédaigneuses : ici, tout le mal provient de 
leur richesse. Les seconds, simples, hospitaliers , 
très-bons, sont des cultiratcurs qui vivent du fruit 
de leur travail ; ici, le bien résulte de la médio- 
crité. Les derniers , assez misérables et trop pares- 
seux pour arrgeher leur subsistance à la terre, n’ont 
d’autre ressource que dans le produit de quelques 
bestiaux qui se nourrissent comme ils peuvent. ■ 
Semblables aux Arabes Bédouins, c’est beaucoup 
quand ils .prennent la peine de les promener de 
pâturage en pâturage , de canton en canton. Cette 
vie errante les empêche de se bâtir des habitations 
fixes. Quand leurs troupeaux les obligent h séjour- 
ner pendant quelque tems dans un lieu particulier. 


l 


EN AFRIQUE. 31 

ils se construisent h la hâte une hutte grossière qu’ils 
couvrent de nattes , à la manière des Hottentots , 
dont ils ont adopté les usages et dont ils ne diffè- 
rent plus aujourd’hui que par les traits du visage et 
la couleur. Le mal-aise pour ceux-ci naît de ce 
qu’ils n’appartiennent à aucune situation précise 
de la vie sociale. 

Ces nomades fainéans sont généralement en hor- 
reur à leurs laborieux voisins qui redoutent leur 
approche et s’ en éloignent le plus qu’ils peuvent; 
parce que n’ayant pas de propriété , ils violent sans 
scrupule celle des autres, et que quand leurs bes- 
tiaux manquent de pâturage, iis les conduisent 
furtivement sur le premier terrain cultivé qui est à 
leur portée. Se flattent-ils de n’étre point découvert, 
ils restent là jusqu’à ce que tout soit dévoré. S’ap- 
perçoit-on du délit, alors commencent des querel- 
les , des batteries , puis des procès , dans lesquels 
il faut recourir au drossart, et qui finissent presque 
toujours par faire trois ennemis, du voleur, du 
volé, et du juge. 

Rien de plus vil et de plus rampant que les 
colons de la première classe , quand ils ont affaire 
à quelqu’un des principaux officiers de la Compa- 
gnie qui peuvent influer sur leur sort. Mais aussi 
rien de plus sottement vain et de plus insolem- 
ment haut vis-à-vis des personnes dont ils n’ont ni 
à espérer, ni à craindre. Fiers de leur aisance, 
gâtés par la proximité d’une ville dont ils n’ont 
pris qu’un luxe qui les a corrompus et des vices 
qui les ont avilis ; c’est sur-tout envers les étrangers 
qu’ils déployent leur morgue et leur imbécille or- 
gueil. Voisins des colons qui habitent l’intérieur 
du pays, n’espérez pas qu’ils les regardent comme 
leurs frères. Pleins de mépris pour eux, ils leur 


32 VOYAGE 

ont donné le nom de Rauw-boer ; sobriquet in- 
jurieux qui , en françois , répond à celui de manant. 
Aussi , jamais ne voit-on ces honnêtes cultivateurs, 
lorsqu’une afFairc les amène à la ville , s’arrêter 
dans leur route chez les gens dont je parle ; ils sa- 
vent trop bien avec quel dédain insultant ils y 
seroient reçus ; on diroit deux peuples ennemis , 
toujours en guerre, dont les individus s’unissent 
seulement de loin en loin par quelques rapports 
d’intérêt. 

Ce qui révolte le plus dans l’insolence de ces 
Africains , c’est que la plupart d’entre eux descen- 
dent de cette race corrompue, que la Compagnie 
hollandoise tira des maisons de charité ou des 
maisons de force , quand, voulant former au Cap 
un établissement , elle y envoya quelques habitans, 
pour y commencer , à leurs risques et périls , une 
population. Cette émigration honteuse, dont l’é- 
poque n’est pas si éloignée qu’on ne s’en rappelle 
encore beaucoup d’anecdotes, devroit, ce semble, 
inspirer quelque modestie à ceux qu’elle regarde ; 
et cependant ils n’en sont que plus arrogans ; 
comme si, à force de mépris et de hautear, ils se 
flattoient de faire oublier l’abjection de leur ori- 
gine. Voyent-ils quelque étranger venir au Cap , 
dans le dessein de s’y établir et de s’y fixer, ils 
s’imaginent qu’il n’y est amené que par les mêmes 
circonstances qui , autrefois , y bannirent leur père, 
et ils les traitent avec le plus profond dédain. 

•Il est licheux que ces procédés si choquans 
aient infecté presque routes les habitations qui en- 
vironnent, à peu de distance, la ville du Cap; car 
ce canton est charmant. Embelli par la culture , 
par des vignobles nombreux, par des maisons de 
campagne très-agréables , il offre par-tout des pers- 
pectives 


EN AFRIQUE. 33 

pcctives délicieuses donc le site et la variété n’au- 
roient que de quoi plaire, s’il avoir d’autres ha- 
bitans. 

Moi, qu’aucune sorte d’intérêt ne devoir rap- 
procher d’eux; moi, qui ne leur demandois rien, 
et qui n’étois venu en Afrique que pour y étudier 
la nature , j’ai pourtant une fois subi l’impertinence 
de leurs réceptions, et appris, par expérience, à 
les connoître. L’aventure esc plaisante. Long-tems 
j’en ai ri avec Boers; mais ce n’est qu’en passant 
que je la raconte ici. 

Un jour que mon ami m’avoic conduit dans le 
fameux vignoble de Constance et chez le colon 
qui en est propriétaire, celui-ci non-seulement nous 
avoir reçu avec ces humbles prévenances , ces hom- 
mages respectueux que témoignent tous les habi- 
tans de la colonie aiux premiers magistrats de l’ad- 
ministration ; mais il s’étoic empressé de nous mon- 
trer , dans le plus grand détail , ces vastes caves 
où peuvent entrer des voitures toutes chargées, 
ces tonneaux à cercles de cuivre bien luisant et 
ces dilférens vins, avec l’acte de leur âge bien 
légalisé. 

'"Cet homme se nommoit Clocte ; scs affaires l’a- 
menoicnr souvent à la ville ; rarement il s’absce- 
noit de venir faire sa cour au fiscal ; il avoir affecté 
dans ses visites, de m’inviter à revenir le voir à 
Constance. Peu sensible à la beauté d’une cave 
ou d’un tonneau , je m’étois toujours excusé de 
répondre à ses sollicitations ; mais un jour il re- 
nouvella sa prière avec des instances si pressantes , 
il me proposa si affectueusement une grande chasse 
dans laquelle ses fils m’accompagneroient , où lui- 
même devoir me procurer beaucoup d’amusement , 
sans qu’il m’en coûtât aucuns fraix ni préparatiîs , 
Tomt 1. C 


34 VOYAGE 

qu’enfin je me laissai vaincre et pris jour avec 

lui. 

Je tins parole et me rendis à sa campagne , ac- 
compagné de Larcher , l’im des amis de Boers ; 
mais quelle fut notre sui'prise , lorsqu’on entrant 
chez notre hôte nous vîmes déployer, pour nous 
recevoir , un air de grandeur et de suffisance , de 
protection même qui contrastoit singulièrement 
avec le ton humble et soumis qu’il avoit chez le 
fiscal ; apparemment que le petit potentat , une fois 
rentré dans ses domaines, Ct s’y trouvant plus à 
l’aise, oublioit en un instant et la ville et ses su- 
périeurs. 

Mon compagnon et moi , nous ne pouvions 
qu’être extrêmement surjrris de cet accueil insul- 
tant. j’avoue que dans ce premier mouvement de 
déplaisir et de dépit , j’hésitai pour rester ou pour 
partir; et, consultant sur cela les yeux de mon 
ami qui, de son côté , sembloit interroger les miens, 
je n’attendois que le signal pour prendre une dé- 
termination ; mais quand la réflexion nous eût cal- 
més l’un et l’autre, il nous parût beaucoup plus 
simple de rester et de nous amuser même des hau- 
teurs de ce prince-vigneron. 

Le souper qu’il nous donna fut splendide : abon- 
dance et variété de mêts, élégance dans la déco- 
ration, rien n’y manqua. 11 déployoit à nos yeux 
cette magnificence et ce faste pour nous éblouir et 
nous rappetisser; nous entrions, nous pauvrets, 
pour si peu dans tout son étalage, qu’il ne nous 
fît servir que du vin ordinaire du pays, tandis que 
l’impudent lampoit sous nos yeux le Bordeaux , 
que lui servoient ses esclaves. 

Sortis de table et retirés dans notre apparte- 
ment, cette aventure nous parut encore plus plai- 


EN A F R I Q ü E. 35 

santé qu’elle n’ctoit grossière; nous formions ce- 
pendant le projet de nous en venger et de lui 
donner , avant de le quitter , une leçon salutaire ; 
c’est au Cap que nous l’attendions , pour lui offrir, 
en retour de son vin de Bordeaux , quelque pi- 
quette détestable , qui servit du moins à rafraîchir 
l’orgueil niché dans le cerveau de ce Jupiter afri- 
cain. 

Mais quelle fut notre surprise , lorsque nous 
nous éveillâmes : une musique délicieuse se faisoit 
entendre sous nos fenêtres; ravis de cette féerie 
agréable , nous cherchions à en deviner la cause ; 
nous nous demandions mutuellement comment ce 
satrape qui , la veille , s’étoit montré si peu hospi- 
talier et si hautain , pouvoir affecter tout à coup 
des attentions si séduisantes? Nous supposions ou 
que ses accès de morgue ne duroient qu’un jour , 
ou que , revenu pendant la nuit de son ivresse pas- 
sagère , il vouloir î.ussi nous en faire oublier les 
déplaisirs. 

Nos conjectures, ainsi que nos éloges, ne du- 
rèrent pas long-tems; ce n’ctoit pas pour nous, 
mais pour le maître que les musiciens faisoient 
raisonner ces accords, et ce n’étoit pas d’aujour- 
d’hui qu’ils en frappoient les murailles du palais. 
L’illustre colon avoir coutume de se faire ainsi 
réveiller tous les jours ; il s’étoit procuré dès long- 
tems parmi scs esclaves une quinzaine de Auteurs 
qui venoient chaque matin , k l’heure indiquée la 
veille , suspendre , par une douce harmonie , les 
songes de notre marchand de vin. 

De retour à Constance , nous trouvâmes le prince 
un peu humanisé ; il s’étoit apparemment apperçu 
de l’effet qu’avoit produit sur mon compagnon et 
sur moi l’appareil de sa grandeur postiche; il craig- 


o6 VOYAGE 

K.) 

noit h hon droit, qu’arrivés au Cap, cliacim de 
nous s’empressât d’en réjouir la ville; avant de 
partir, il nous donna pour vin de l’étrier, celui 
môme qu’on a|)pclle vin de réserve : liqueur pré- 
cieuse devenue célèbre en Europe , et qui souvent 
prête son nonr à beaucoup d’autres qu’on nous 
présente avec ostentation. 

Ce que je viens de dire sur la sotte et repous- 
sante fierté des colons voisins du Cap, ne doit ce- 
pendant pas s’appliquer h tous. 11 en est parmi eux 
auxquels ce reproche ne convient nullement ; et 
dans ce nombre je compte spécialement le colon 
Bcckker. Sa maison est le séjour de la cordialité, 
de la franchise. Jamais un étranger honnête ne se 
présente chez lui, qu’il ne soit accueilli avec toutes 
les prévenances de la politesse la plus douce à la 
fois et la plus généreuse. Il est vrai que le colon 
Bcckker n’est point né au Cap ; je le crois Alle- 
mand. 

En . pénétrant dans l’intérieur des terres , on 
trouve les colons cultivateurs qui, par leurs mœurs, 
leurs usages et le genre de leurs travaux , forment 
une classe particulière, distincte de celle que je 
viens de décrire. Plus éloignés du Cap , et par con- 
séquent moins à portée de commercer de leurs 
denrées , ceux-ci sont moins riches que les pre- 
miers. On ne voir point chez eux ces maisons de 
campagne si agréables qui , placées à différentes dis- 
tances de la ville , embellissent aii loin son passage 
et lui forment les perspectives les plus riantes. 
Leur habitation est un grand hangard, couvert de 
chaume, et dont l’intérieur est partagé en trois par- 
ties égales, par deux cloisons qui ne s’élèvent que 
jusqu’à une certaine hauteur. La pièce du milieu, 
qui est celle par laquelle on entre , sert en même 


E N A F P. I Q Ü E. 37 

tems de salle à manger ec de sallon. C’est là que 
pendant le jour se tient toute la famille, c’est là 
qu’Qn prend le thé et qu’on reçoit les étrangers. 
Des deux pièces collatérales , l’une forme la cham- 
bre à coucher des enfans mâles , 1 autre celle^ du 
père , de la mère et de leurs filles. Une troisième 
pièce, adossée à la piece du milieu, sert de cui- 
sine ; d’autres corps de logis forment les écuries et 
les granges. 

Telle est la distribution la plus généralement sui- 
vie dans l’arrondissement des colonies intérieures. 
Cependant, si l’on s’éloigne encore plus vers la 
frontière, là, l’aisance en étant moindre , le loge ■ 
ment a moins de commodités. Il consiste dans un 
hangard sans division, et ne formant qu’une seule 
pièce , dans laquelle toute la famille vit réunie, sans 
se séparer ni la nuit ni le jour : on couche sur 
des peaux de moutons qui servent de couvertures. 

TPhabilleracnt des colons se ressent de cette sim • 
plicité rustique. Pour les hommes, c’est une che-* 
mise do toile de coton bleue, un gilet à rnanches, 
une grande culotte , un chapeau à moitié détroussé ; 
pour les femmes, un jupon, un casaquin juste à 
la taille, et un très-petit bonnet rond àc mousse- 
line. A moins d’une parure extraordinaire , les uns 
et les autres ne portent point de bas. Des femmes 
marchent meme pieds nuds pendant une partie de 
l’année. Quant aux hommes, leurs travaux exigeant 
une chaussure, ils s’en font une avec un morceau 
de peau de bœuf appliquée et moulée sur le pied, 
lorsqu’elle est encore fraîche. Ces sortes de sanda- 
les sont la seule pièce de leur habillement qu’ils 
fassent eux-mêmes ; tout le reste est l’ouvrage des 
femmes qui taillent également et travaillent toute 
leur garde-robe. Au reste, quoique ce soit là l’ac- 


38 .VOYAGE 

coiitrement journalier d’un colon, il a cependant 
un bon habit de drap bleu , qu’il porte les jours 
de cérémonie et de représentation. Il met aussi 
alors des bas et des souliers, et s’habille entière- 
ment à l’européenne ; mais tout cet étalage ne se 
déploie que quand on va au Cap , encore n’a-t-il 
lieu qu’au moment où l’on est prêt à entrer dans 
la ville. 

C’est ordinairement dans ces voyages qu’on achète 
de quoi renouveller sa garde-robe. 11 est au Cap 
comme aux pilliers des halles, dans Paris, une sorte 
de fripiers, qui font ce genre de commerce, et 
qui , par les profits et l’usure avec lesquels ils s’y 
livrent, ont été nommés Capse-Smouse , Juifs du 
Cap. Ces boutiquiers trouvent le moyen de vendre 
fort cher leurs marchandises ; mais elles varient de 
prix selon' que les magasins sont plus ou moins 
abondans; il s’en suit qu’elles n’ont jamais une va- 
leur fixe, et que le colon qui arrive du désert et 
qui, sur scs achats, ne peut avoir de données cer- 
taines, est nécessairement toujours dupe. 

D’un autre côté, le marchand qui connoît la 
probité de c.es cultivateurs et leur e.xactitudc à payer 
leurs dettes, fait tous ses efforts pour entajner un 
compte avec eux; il cherche h les tenter par le pré- 
tendu bon marché et la qualité de l’étoffe qu’il leur 
étale , et offre de remettre le paiement au voyage 
de l’année suivante. 11 est rare que des gens sipi- 
ples et sans expérience soupçonnent la ruse qui se 
présente à eux sous une apparence trompeuse de 
politesse et de fraternité. S’ils cèdent , les voilà en- 
lacés pour leur vie. A leur retour, on engage avec 
eux un marché nouveau, payable à même terme; 
et c’est ainsi que d’année en année, toujours débi- 
teurs, et toujours achetant sans s’acquitter jamais , 


E N A F R I Q U E. 39 
ils deviennent la proie d’un usurier qui a fondé sa 
fortune sur leur sottise. 

Il est vrai que ces niais acheteurs, après avoir été 
dupes au Cap, ne reviennent ordinairement chez 
eux que pour faire d’autres dupes. Ce qu’on a em- 
ployé d’adresse à les tromper, ils l’emploient à leur 
tour pour tenter les Hottentots qui sont à leur ser- 
vice. Les coupons d’étoffes ou les vètemens de 
friperie qu’ils rapportent, ils les revendent à ces 
malheureux serviteurs , mais avec un tel profit , 
qu’ ordinairement les gages d’une année ne suffisent 
point pour s’acquitter, et qu’ils se trouvent, comme 
leurs maîtres, endettés par anticipation, pour 1 an- 
née suivante. Ainsi, en dernier résultat, c’est le 
pauvTc Hottentot qui paie l’usurier du Cap. Au 
reste, sa duperie est en petit l’image de ce qui se 
passe ici-has dans toutes les conditions. Par-tout, 
le fripon adroit sait sc procurer un tribut sur les 
sots; et ce tribut, chacun de ceux-ci, après l’avoir 
payé , cherche à le rejeter sur un autre ; de sorte 
qu’à la fin c’est sur le plus sot qu’il retombe ; c est 
ainsi que les hommes s’enchaînent par les moyens 
même qui devroient les désunir. 

On croiroit qu’en se livrant à la culture de la 
terre , les colons de la classe dont je parle auroient 
du s’appliquer à celle des plantes potagères , des 
légumes et des fruits. L’entreprise étoit pour eux 
d’autant plus facile qu’ayant acquis gratuitement un 
vifetc terrain, ils pouvoient en destiner une partie 
à se donner des potagers et des jardins. Cependant 
je n’ai vu de potagers dans l’intérieur que dans le 
pays d’Auteniquoi. Par-tout ailleurs le jardinage est 
inconnu ; et si , dans quelques habitations , vous 
trouvez un arbre fruitier , on ne l’y elèvC que 
comme une chose rare et curieuse. 

- C 4 


I 


40 VOYAGE 

L’habitude a rendu les colons insensibles au dé- 
faut de fruits et de légumes. La facilité qu’ils ont 
d’élever des bestiaux supplée clieK eux à cette 
privation , parce que leurs troupeaux leur donnent 
pour les repas beaucoup de viande. C’est de viande, 
et de mouton sur-tout, qu'ils se nourrissent; et 
chez eux la table en est chargée avec une telle pro- 
fusion que l’aspect en devient dégoûtant. 

De cette manière de vivre, il résulte que les 
bestiaux ne sont pas seulement, dans les colonies, 
comme par-tout ailleurs, un objet utile, mais un 
besoin de nécessité première. Aussi un colon ne 
s’en rapportc-t-il qu’à lui -même du soin de sur- 
veiller les siens. Tous les soirs, quand le troupeau 
rentre, il ne manque jamais de venir sur sa porte, 
un bâton à la main , et de compter toutes les 
bêtes, pour s’assurer qu’il ne lui en manque au- 
cune. 

Des gens qui n’ont d’autre occupation que cer- 
tains travaux d’agriculture et une surveillance de 
troupeaux, doivent avoir de longs intervalles d’oi- 
siveté. Or, c’est ce qu’éprouvent les colons, et 
spécialement ceux d’entre eux qui habitent fort 
avant dans l’intérieur des terres, et qui, à raison 
de leur grand éloignement, ne pouvant commercer 
de leurs grains avec le Cap, n’en cultivent que ce 
qui est nécessaire h leur consommation. A voir 
1 inaction profonde dans laquelle ils vivent, on di- 
roit que pour eux le bonheur suprême consiste* à 
ne rien faire. Quelquefois cependant ils se visitent 
entre eux; et alors les journées se passent à fumer, 
à prendre du thé, à conter ou h écouter des his- 
toires dont le romanesque n’a pas même le mérite 
ni la moralité d’un conte de Barbebleuc. 

Comme tout homme porte toujours avec lui et 


E N A-F R I Q U E. 4I 
sa pipe et un sac à tabac , fait d’une peau de veau 
marin , on n’arrivc dans le cercle qu’avec ces deux 
ustensiles d’usage. Dès qu’un des assistans veut char- 
ger sa pipe il tire son sac , et le fait passer a scs 
voisins pour remplir la leur ; c est là une politesse 
à laquelle on ne manque jamais. Chacun fume de 
son côté. Bientôt ces fumées abondantes forment 
un nuage, qui, après s’etre d’abord élevé dans la 
partie supérieure du lieu d’assemblée, finit, en 
s’accroissant insensiblement , par le remplir en en- 
tier, et par devenir si épais que les fumeurs ne peu- 
vent plus se voir les uns les autres. Sparmann a 
donné sur tous les détails de ces tabagies , une des- 
cription aussi vraie qu’agréable. Pour moi , que l’o- 
deur du tabac incommode, j’avoue que quand ces 
brouillards infects commençoient à descendre assez 
bas pour parvenir à ma hauteur, je sortois de la 
salle et allois en pleine campagne respirer un air 


pur et dégorger mes poumons. 

Un autre usage qu’une répugnance invincible 
m’a toujours empêché d’adopter, c’est le bain du 
soir : usage si cher aux anciens et qui rappelle un 
tems et des mœurs si touchantes ! Mais quelle dis- 
tance des Grecs aux Ulisse et aux Nausicaa du 
Cap ! j’ai déjà dit qu’en aucun tems ni les hommes 
ni les femmes ne portoient de bas , et que pendant 
■ une très-grande partie de l’année celles-ci ne se 
servoient même point de souliers. Or, comme une 
piareille habitude expose sans cesse les pieds et les 
jambes à se salir, on a paré à cet inconvénient par 
une précaution journalière de propreté. Tous les 
soirs, avant de se coucher, la Hottentote ou la Né- 
gresse qui est chargée du ser\'icc de la maison , ap- 
porte au milieu de la salle un baquet rempli d eau, 
et lave les pieds de tout le monde, en commençant 


42 VOYAGE 

d’abord par le père et la inèrc ; puis elle continue 
par les enfans et par toute la famille, et finit par 
les étrangers. Mais comme le baquet sert succes- 
sivement à toute la société , sans que son eau soit 
renouvellée une seule fois, on imagine bien que 
moi qui ne devois en jouir que le dernier, je n’é- 
tois pas fort empressé d’aller m’y salir, j’alléguois, 
pour m’en dispenser, que mon habitude étoit de 
ne jamais quitter mes bottines qu’au moment de 
me mettre au lit; et l’on se contentoit de mon 
excuse. 

Au reste, ces prévenances dictées, par les inten- 
tions les plus pures , prennent leur source dans les 
usages de l’antiquité la plus reculée; ce qui leur 
donne un caractère romantique et sacré qui saisit 
l’imagination au premier abord. Malheur à moi si 
je n’y appercevois que ce qu’elles paroissent oifrir 
de rebutant , et si elles ne disoient rien à l’arae de 
celui qui met au rang des premiers besoins cette 
hospitalité si méconnue de nos jours et tous les de- 
voirs qu’elle commande. J’ai trop été l’objet de 
cette fraternité consolatrice qui nous olTre une fa- 
mille et des amis loin de nos familles et de nos 
amis d’habitude. Je n’ai par-tout éprouvé qu’affèc- 
tion et tendresse ; tous s’empressoient sur mes pas : 
père, mère, enfims, tous disputoient d’égards; non 
par ces tournures galantes , ces demi-mots perfides 
et menteurs, le partage des gens bien élevés, mais 
par cette bonhommic franche et riante qui vous 
met tout de suite h votre aise , et chasse de votre 
esprit toute idée d’embarras et de contrainte. 

Ceux qui savoient que je venois de faire un long 
voyage et que j’avois passé non loin de leur habi- 
tation , me faisoient un reproche de ne m’ôtre pas 
détourné pour entrer chez eux. Ils me parioient 


I 


EN AFRIQUE. > 43 

affectueusement du plaisir qu’ils auroient eu a me 
recevoir ; et me demandoient avec un ton d amitié 
tout-h-fait touchant, comment j’avois pu préférer 
de coucher en plein air plutôt que de me retirer 
chez eux ^ qu’ils se seroient fait un devoir de m oi- 
frir tout ce qui auroit pu me plaire. Si j avois eu 
des raisons pour voyager parmi eux, j’en avois alors 
d’entièrement contraires pour m’en éloigner. 

Ce qui prouve encore combien ces honnêtes 
gens ont de bonhommie. et de loyauté dans les 
mœurs, c’est que qu’un étranger dès qu’il est ac- 
cueilli par les maîtres de la maison , à l’instant de- 
vient ^ en quelque sorte, pour elle un membre de 
la famille. Accoutumés à vivre entre eux, ils ne 
connoissent d’autres biens que ceux de la parente, 
et regardent, en effet, comme leurs parens les per- 
sonnes qu’ils aiment. Les petits enfans qui venoient 
autour de moi , ■soit pour me caresser , soit pour 
admirer et compter mes boutons , ni appelloient 
leur grand-papa. J’étois le cousin des pères , 1 on- 
cle des jeunes filles; et j’avoue franchement que 
parmi mes nièces il s’en est trouvé plus d’une dont 
les instances naïves et les yeux charmans m’ont 
fait oublier l’heure à laquelle j’avois fixé mon dé- 
part. 

Quand on entre dans une maison , le protocole 
du salut est de donner la main au maître du logis , 
puis à tous les hommes qui composent le cercle ; si 
dans la compagnie il s’en rencontre un qu’on n’aime 
pas, alors on "ne lui présente point la main; et ce 
refus d’un témoignage commun d’amitié est une 
déclaration formelle 'qu’on le regarde comme son 
ennemi. Il n’en est point ainsi avec les femines. On 
les embrasse toutes sans façon, l’une après 1 autre : 
en excepter une' du baiser , ce seroit un affront in- 


/ 


44 VOYAGE 

signe ; vieilles ou jeunes , il faut les baiser toutes ; 

c’est un bénéfice avec les charges. 

A quelque heure de la journée que vous vous 
présentiez chez un colon , vous trouvez toujours 
sur la table la bouilloire et la théière : cet usage 
est général. Jamais les habitans ne boivent d’eau 
pure. Si un étranger se présente chez eux, c’est du 
the qu’ils lui offrent pour se rafraîchir ; eux-mcines 
en prennent constamment pendant l’intervalle des 
repas; et même, comme il leur arrive souvent de 
passer une partie de l’année sans vin ni bierre , ils 
n’ont, pour tout le jour, d’autre boisson que du 
thé. 

Un voyageur arrive-t-il chez eux h l’heure du 
dîner , quand la nappe est mise , il donne la main , 
il embrasse , et de suite se place à table. Veut-il pas- 
ser la nuit, il reste, il fume, prend du thé, de- 
mande des nouvelles, débite celles qu’il sait; et le 
lendemain, après avoir de nouveau donné la main 
et baisé, il poursuit sa route, pour aller faire ail- 
leurs la même cérémonie : offrir de l’argent scroit 
regardé comme une offense. 

On sent bien que l’éducation, dans une pareille 
contrée, doit différer entièrement de ce qu’elle est 
en Europe. Lh, les enfans n’ont point, comme ici, 
ces petits tambours , ces trompettes , et tous ces 
joujoux bruyans ou inutiles par lesquels on donne 
le change à leur pétulencc naturelle, pour les ren- 
dre un peu moins incommodes. Le seul amusement 
qu ils connoissent est en meme tems pour eux un 
commencement d’éducation. 

C est l’usage, quand le chariot de la maison ne 
marche pas , de le laisser en plein air h côté du 
logis. Dès que les enfims peuvent grimper sur la 
planche qui sert de siège , ils vont s’y placer ; 


E N A F R I Q U E. 45 

et là , un fouet en main , ils s’exercent à com- 
mander les bœufs qui n’y sont pas; h les appeller 
par leur nom, à frapper la place de celui qui est 
censé ne pas obéir assez vite, en un mot, à di- 
riger la marche du char, pour le faire avancer, 
tourner, reculer h propos. Après avoir ainsi ma- 
nié successivement des fouets faits pour leur âge, 
ils parviennent enfin à manier un bambou bien ef- 
filé , de quinze à seize pieds de long , dont la cour- 
roie est plus longue encore ; et avec lequel ils 
peuvent, à plus de vingt-cinq pieds de distance, 
enlever le caillou qu’on leur désigne , ou une pièce 
de monnoie jettée à terre. J’ai déjà parlé d’une 
chasse heureuse que m’avoit procurée un des Sla- 
ber, en tuant ainsi, avec une adresse vraiment mer- 
veilleuse, des oiseaux que je lui demandois. Swa- 
nepoel , mon compagnon de voyage , manquoit 
rarement une perdrix au vol; et, malgré son âge, 
il appliquoit meme son coup avec une telle force 
que dans une de nos courses je l’ai vu tuer roide 
une canne-pétière , beaucoup plus grosse que celle 
d’Europe. 

Quand un jeune colon sait conduire un char et 
manier un fouet , son éducation est presque ache- 
vée ; car on ne lui apprend ni à lire ni à écrire- 
A l’époque de sa quatorzième année il est admis 
dans les sociétés des hommes et prend sa place 
parmi eux ; et dès cet instant , il donne la main 
aux hommes, embrasse les femmes, et fume. On 
lui remet un fusil , avec le droit de chasser au- 
tant qu’il le voudra ; et dès ce moment , entrant 
en jouissance de tous les droits des hommes , il 
est censé un homme lui-même , et ne tarde pas 
à se choisir parmi les filles des environs une maî- 
tresse , qu’il finir par épouser ; car il est rare de 



I 


46 VOYAGE 

rencontrer un garçon qui ait fait k cour à plusieurs 
filles. 

Les colons étant tous chasseurs, parce que tous 
ont à défendre leurs troupeaux et leurs champs 
des animaux sauvages et des hôtes féroces, ils ont 
chez eux un certain nombre de fusils, selon que 
leur famille est plus ou moins considérable; mais 
ils prennent pour ces fusils une précaution qui 
leur est particulière. L’expérience leur a appris 
que l’éclat et le luisant d’une arme peut, par son 
reflet , effrayer l’animal qu’on chasse , et l’avertir 
de fuir. Pour parer à cet inconvénient, on bronze 
en Europe les fusils; mais les colons, qui n’ont 
point cette facilité, frottent les leurs au dehors, 
avec du sang de mouton; et cette opération, dont 
le résultat, i la vérité, est moins propre, moins 
agréable que l’autre,- produit le môme effet, puis- 
que l’arme s’en trouve également ternie. 

A l’égard de la bonté des ^prines , ils ont sur 
cet objet d’autres préjugés ou d’autres principes 
que les nôtres. Pour eux, jamais fusil n’est mau- 
vais quand la batterie est bonne ; c’est la seule 
chose à laquelle ils portent quelqu’attention, lors- 
qu’ils en achettent un ; quant au canon , peu leur 
importe , ils ne s’inquiètent point qu’il réponde 
bien ou mal , parce qu’ils se vantent d’avoir un 
moyen sûr pour corriger le plus mauvais. 

Au reste, corriger, dans leur acception, n’est 
pas rendre bon un canon qui ne seroit pas tel ; 
c’est le faire tirer juste; ce qui pour eux n’a au- 
cune différence. Leur méthode , à la vérité , n’a 
rien de bien ingénieux ; mais au moins elle est 
simple, et le succès, qui tient aux combinaisons 
de l’expérience, en est toujours certain. 

Elle consiste à mettre , selon leur expression , 


EN AFRIQUE. 47 

[de roer op de schoot ) le fusil sur le coup; c’est- 
à-dire, qu’à force de tirer au blanc, ils s’assurent 
de son défaut. S’il porte ou trop bas ou trop haut, 
ou h droite ou à gauche, alors ils placent sur le 
tonnerre du canon une seconde visière mobile , 
qu’ils élèvent ou abaissent , qu’ils inclinent d’un 
côté ou d’un autre, selon que le défaut l’exige ; 
jusqu’à ce qu’ils parviennent à tirer juste. Ai'rivés 
à ce point, ils fixent la visière; et dès ce moment 
l’arme est bonne. J’avoue qu’une pareille opéra- 
tion exige une grande patieqee, et qu’elle ne peut 
guère être employée que par des gens qui ont 
beaucoup de tems à perdre ; mais aussi ce n’est 
que par de longs’ tatonnemens qu’ils peuvent réus- 
sir ; les principes de l’optique et les calculs de la 
théorie scroient un moyen hors de leur portée , 
et auquel ils ne comprendroient rien. Si par la 
suite il leur arrive de manquer à tirer juste , le fu- 
sil n’est plus sur le coup , disent-ils ; et alors ils 
recommencent l’opération. 

Je parcourus tour à tour le Stellen-Bosch , le' 
Fransche-IIocck , toute la Hollande -Hottentote, 
le Draakensteyn , le Bocke-Veld, le Rooye-Zand, 
les Vingt -quatre -rivières et le Swart-Land. Ces 
différens pays ne m’offrirent aucuns détails bien 
intéressans , à l’exception des sites , qui tous ce- 
pendant le cédoient en beauté à beaucoup d’autres 
que j’avois visités et particulièrement à celui des 
Vingt -quatre -rivières. Quant aux mœurs, je l’ai 
déjà dit, à quelques nuances près, elles sont par- 
tout les mêmes : beaucoup de monotonie , de sim- 
plicité, de paresse et d’impassibilité. 

Je revins au Cap et m’apperçus avec douleur 
que la santé de Boers s’étoit altérée de nouveau 
et l’avoit forcé de recourir encore aux bains chauds. 


48 VOYAGE 

Il venoit d’écrire en Europe pour prier la Com- 
pagtiie d’accepter la démission de sa place ; com- 
me il l’avoit reçue et remplie avec honneur , il 
voulut la remettre sans s’exposer aux reproches; 
et se disposant à quitter le Cap au moment où le 
premier vaisseau lui apporteroit d’Europe cette dé- 
mission qu’il avoit sollicitée , il s’étoit occupé jour 
et nuit à mettre de l’ordre dans les affliires de sa 
gestion; ce travail forcé pris à contretems et dans 
un état de convalescence , l’avoit de nouveau re- 
plongé dans le marasme, j’espérois qu’un jour , 
dégagé de toute contention d’esprit, il retrouve- 
roit au sein du repos et de Funiformité les forces 
que lui avoient enlevées les occupations du poste 
éminent dont il alloit sortir. Cependant les nou- 
velles d’Europe n’arrivoient point. Comme il m’a- 
voit montré plusieurs fois le désir de voyager dans 
l’intérieur de la colonie, et qu’il me restoit à moi- 
même beaucoup d’observations à frire dans le char- 
mant pays d’Auteniquoi , je résolus de tourner ses 
vues de ce côté , et de le porter lui-meme à m’en 
faire la proposition. 

Un soir qu’assis avec d’autres personnes sur le 
perron de sj maison , à l’ombre des arbres qui 
Fentouroient , je lui faisois la description de ce 
séjour, le plus agréable de la colonie; je lui con- 
tois dans le plus grand détail tout ce qui m’y avoit 
attaché, lorsque j’y conduisis ma caravane; com- 
bien l’air y est pur et le site enchanteur ; je lui 
promettois un rétablissement prochain et lui garan- 
tissois à peu de fraix des jours, bien moins alFoi- 
blis encore par des maux physiques que par une 
certaine inquiétude d’esprit à laquelle il étoit fort 
enclin. Ces douces rêveries qui, le calmèrent un 
peu , nous conduisirent insensiblement plus loin ; 

nous 


ENAFRIQUE. 49 
MOUS avancions jusqu’à la Caffrerie ; je visitois le 
bon Haabas ; je revoyois ma douce Narina et sa 
horde intéressante; je recomnicnçois, en un mot, 
une partie du voyage que j’avois fait. Nous nous 
promettions des jouissances d’autant plus pures que 
j’aurois su cette fois échapper aux obstacles qu’a- 
voient à chaque instant fait naître sous mes pas 
l’inexpérience et les embarras d’une suite trop nom- 
breuse ; l’espoir sur-tout de visiter la Caffrerie en- 
troit pour beaucoup dans ces préparatifs imaginai- 
res ; et l’humanité même sembloit en ce moment 
m’en ipiposer la loi. Au Cap un préjugé assez 
général àût regarder les Caffres comme un peuple 
méchant et féroce , ce qui attire sur ces infortu- 
nés des persécutions qui ne font qu’irriter leur cou- 
rage et les rendent encore plus redoutables ; mon 
ami avoit lui-même un peu cédé à la prévention 
universelle. J’imaginois que ce seroit opérer une 
révolution intéressante dans la colonie que de ra- 
mener ce peuple par degi’és à des institutions plus 
douces; ce qui ne pouvoit manquer d’arriver du 
moment que, par des loix sages, on lui garantiroît 
son repos, sa sûreté, que l’ignorance et la terreur 
seule de son nom avoient troublés depuis de lon- 
gues années. Le seul homme qui fût en état d’opé- 
rer ce changement utile aux Caffres et à leurs voi- 
sins étoit le fiscal; puisque du récit qu’il feroit un 
jour à la Compagnie de Hollande, de la situation 
générale de la colonie, dévoient dépendre les loix 
sages qui feroient fructifier son gouvernement et 
s'es habitans. Il falloit donc qu’il apprédât par lui- 
même ce que je lui avois dit vingt fois : les effets 
mal combinés de l’administration sur les posses- 
sions de l’extrême frontière et la nécessité d’apai- 
ser ces bordes toujours vexées- par des injustices 
Tome T 


«50 VOYAGE 

plus criantes , par un arbitraire inhumain , dont le 
ressentiment est implacable, à la vérité, mais donc 
l’amitié peut devenir infiniment utile. 

Je déterminai Bocrs à essayer du moins ce voyage, 
persuadé qu’une fois en campagne il se laisscroit 
entraîner pas à pas sans s’appercevoir même du 
chemin que je lui ferois faire; mais le dérangement 
de sa santé exigeant des précautions particulières , 
il fût résolu que nous irions , pendant que l’on tra- 
vail! eroit à scs préparatifs, passer huit jours chez 
le bon Slaber qui n’étoit pas moins cher à Bocrs 
qu’il ne l’étoit à moi-même. Soit que notre grand 
voyage eue lieu , soit que nous fussions obligés de 
retourner à la ville , soit que nous partissions du 
Swart-Land, nous connoissions notre route, puis- 
qu’elle étoit la meme que celle par laquelle j’étois 
allé et revenu, il y avoit six mois; ainsi nos amis 
au Cap pouvoient aisément nous faire parvenir cous 
les paquets intéressans d’Europe, comme Boers 
l’avoit fait lui-même lors de mon séjour dans le pays 
d’Auteniquoi. 

Ce fût donc une affaire conclue, et mon ami se 
croyoic • déjà sous la tente. 

Cette conversation que nous avions sur le perron 
de sa maison et qui avoit fortement intéressé les as- 
sistais , me rappelle un événement curieux que je 
ne sâurois passer ici sous silence. 

Nos regards étoient naturellement attachés sur 
les objets que nous avions devant nous; pour moi, 
un mouvement involontaire attire presque toujours 
mon attention sur les arbres, par-tout où j’en ren- 
contre. Je vis se mouvoir les branches de celui qui 
étoit le plus voisin de nous. Nous entendîmes aussi- 
tôt les cris perçans d’une pie-grièche qui se dé- 
battüit dans les convulsions. Notfe première idée 


I 


E N A F R I Q U E. 51 

nous porcoit à croire qu’elle étoit sous la griffe de 
quelque oiseau de proie. Mais quand nous l’eûmes 
considérée plus attentivement, nous fûmes très- 
surpris d’appercevoir sur la branche voisine de celle 
quiportoit l’oiseau, un très-gros serpent qui, to- 
talement immobile, mais le cou tendu et les yeux 
enflammés , fixoit le pauvre animal. Celui-ci s’agi- 
toit et SC débattoit d’une manière horrible, mais 
la frayeur lui avoit ôté les forces ; et, comme s’il 
eut été retenu par les pieds , il sembloit avoir perdu 
la faculté de s’envoler et de fuir. Un de nous alla 
chercher un fusil; avant qu’il fût de retour, la pie- 
grièche létoit déjà morte , et l’on n’abattit que le 
serpent. 

Je demandai alors qu’on mesurât la distance qui 
se trouvoit entre la place où l’oiseau venoit d’é- 
prouver ses convulsions mortelles , et celle qu’oc- 
cupoit le serpent quand il l’avoit fixé. Il y avoit 
de l’une à l’autre trois pieds et demi; et toute la 
société resta convaincue que , si le premier avoit 
péri , ce n’étoit point par les morsures et le poi- 
son du second. D’ailleurs , je dépouillai la pie- 
grièche en présence de toutes les personnes qui 
se trouvoient là ; et j’eus soin de faire remarquer 
qu’elle étoit intacte et n’offroit pas la moindre 
blessure. 

J’avois mes motifs pour parler ainsi. Quoique le 
fait que je viens de raconter parut extraordinaire , 
et que ceux qui en avoient été témoins eussent de 
la peine h le croire , même après l’avoir vu ; ce- 
pendant il n’étoit point nouveau pour moi. Déjà 
pareille aventure m’étoit arrivée dans le canton des 
Vingt- quatre- rivières ; et je la racontai sur-le- 
champ , pour confirmer celle que nous venions de 
voir. 

D 2 


52 VOYAGE 

Un jour , comme je chassoîs dans un marécage , 
tout à coup j’entendis sortir d’une touffe de roseaux 
des cris douloureux et très-aigus. Curieux de savoir 
ce que c’étoit , j’approchai doucement , et vis une 
petite souris qui , comme la pie-grièche , étoic 
dans une agonie convulsive^ et deux’ pas plus loin, 
un serpent qui la fixoit. Des que le reptile m’ap- 
perçut, il s’enfuit; mais déjà l’effet de sa présence 
avoit opéré. Ayant pris la souris , elle expira dans 
ma main , sans que , par l’examen le plus attentif, 
il me fut possible de découvrir quelle avoit pu être 
la cause de sa mort. ( 

Des Hottentots, que je consultai sur ce fait, 
n’en parurent nullement étonnés. Ils me dirent que 
rien n’étoit plus ordinaire, et que le serpent avoit 
la faculté de charmer et d’attirer à lui les animaux 
qu’il vouloir dévorer. Je ne crus point , pour le 
moment, à leur explication; mais, quelque tems' 
après , ayant parlé de l’aventure dans un cercle com- 
posé de plus de vingt personnes, et du nombre des- 
quelles étoit le colonel Gordon , un c:ÿ)itainc de 
son régiment m’assura , comme mes Hottentots , 
qu’elle ne devoir point m’étonner, et que très-fré- 
quemment elle avoit lieu. 

„ Au reste, ajouta-t-il, mon témoignage sur de 
„ pareils événemens peut avoir quelque autorité, 

„ puisque raoi-raêrac j’ai failli d’en être la victime. 

„ Etant en gamison à Ceylan , et m’amusant, com- 
,, me vous , à chasser dans un marécage , je fus 
„ soudainement saisi d’un tremblement convulsif 
et involontaire, tel que je n’en avois éprouvé 
de ma vie ; mais en même tems je me sentis 
attiré fortement, et malgré moi, vers un endroit 
du marais. Je jettai les yeux de ce côté , et vis , 
avec horreur, à dix pieds de moi, un énorme 




; 


• 59 


ENAFRIQUE. 53 

„ serpent qui me fixoit. Cependant mon tremble- 
„ ment ne m’ayant point encore privé de toute fa- 
„ culté, je profitai de la liberté qui me restoit 
„ pour lâcher sur le reptile mon coup de fusil. 
„ L’explosion fut un talisman qui rompit le char- 
„ me. A l’instant meme, et comme par miracle, 
„ ma convulsion cessa ; je me sentis la force de 
„ fuir ; et de cette aventure extraordinaire il ne me 
„ resta qu’une sueur froide, qui, sans doute, fut 
„ l’cfiet de la sensation violente que je venois d’é- 
„ prouver , et de la crainte du danger que j’avois 
„ couru 

Tel est le récit que nous fit le capitaine. Sans 
vouloir aucunement en garantir la vérité, j’ose au 
moins certifier et le fait de la souris, et celui de la 
pie-grièche. J’ajouterai même à cette remarque 
que, depuis mon retour en France, ayant eu occa- 
sion d’en parler à Blanchot, officier, ef qui a suc- 
cédé à Boufflers dans la place de gouverneur du 
Sénégal ; Blanchot m’a fort assuré que, soit h Co- 
rée, soit au Sénégal, cette opinion du capitaine 
est universellement répandue ; qu’en remontant le 
fleuve jusqu’au Galam , à trois cents lieues de son 
embouchure, on la trouve également et chez les 
Maures, qui sont sur la rive droite, et chez les 
Nègres, qui habitent la rive gauche; que personne 
parmi ces peuples ne doute de la faculté redouta- 
ble qu’ont certains serpens d’attirer h eux des hom- 
mes et des animaux ; et que cette tradition , ils la 
fondent sur une longxie expérience et sur les mal- 
heurs fréquens dont ils sont témoins. 

Encore une fois, je ne suis ici qu’historien , et 
n’entreprends ni de certifier, ni d’expliquer ces 
faits. Quant aux deux que j’ai allégués et que je 

D 3 


54 VOYAGE 

garantis h titre de témoin , peut-être y aura-t-il 
quelques-uns de mes lecteurs qui les regarderont 
comme le pur effet de cette terreur puissante et 
involontaire qu’éprouve, par instinct, tout animal 
à l’aspect de l’ennemi qui peut lui donner la mort ; 
et pour appuyer leur explication , ils citeront le 
chien couchant , qui , par sa présence et par son 
regard , arrête en place un lièvre ou une perdrix. 

Mais sur cette remarque j’observerai que si la 
perdrix ou le lièvre restent blottis devant le chien, 
c’est moins en eux un effroi du premier mouve- 
ment qu’une ruse réfléchie. Sans doute , en de- 
meurant tapis contre terre , ils croient rester ca- . 
chés h l’animal chasseur ; et ce qui continue ma 
coniecture, c’est que s’il approche assez d’eux pour 
qu’ils aient à craindre d’etre saisis, h l’instant l’un 
s’envole et l’autre détale. On ne me niera certaine- 
ment point que c’est la peur qui les fait fuir. Tel 
est chez tous les animaux l’effet puissant de l’ins- 
tinct, à l’aspect du danger. Mais pourquoi le lièvre 
et la perdrix , en présence du chien, ne demeurent- 
ils pas immobiles et transis d’effroi , comme ma 
pie-grièche et ma souris en présence du serpent? 
Pourquoi , tandis que la crainte donne de nouvel- 
les forces aux premiers , les deux autres mouru- 
rent-ils en place, en montrant tous les signes do 
la terreur portée à son comble , mais sans pouvoir 
fuir , et comme retenus par une force invincible ? 
Le rat ne reste point en arrêt à l’approche du 
chat; à l’instant même qu’il l’appcrçoit, il fuit. 
Le regard d’un serpent , sa présence , la nature des 
corpuscules que la transpiration fait émaner de son 
corps, produiroient-iîs donc un autre effpt que 
l’émanation, la présence et le regard du chat? 

Il y a si peq de cems que nops observons la na? 


) 


E N A F R I Q U E. 55 

ture ! Etudions-là de plus en plus; peut-être a-t-elle 
beaucoup de loix particulières que nous ne con- 
noissons point encore. Avtint que Ton découvrit et 
que l’on constatât les phén'oinèncs de l’électricité, 
si un auteur s’étoit avisé de dire qu il existe des 
poissons qui , sous un petit volume, peuvent néan- 
moins , quand on les touche , donner a plusieurs 
personnes réunies en chaîne, une telle commotion, 
qu’elles sentiront dans toutes les articulations du 
corps une grande douleur; assurément une pareille 
assertion eut été regardée comme la fable la plus 
absurde. Eh bien! cette prétendue fable est aujour- 
d’hui une vérité incontestable ; et sans parler ici 
de la torpille, dont tout le monde sait l’histoire , 
je me contenterai de citer en preuve le Beef-aal, 
ou l’anguille tremblante de Surinam. Pendant de 
longues années j’ai eu ce poisson sous les yeux ; 
parce que mon père, qui en avoit fait un objet 
d’expériences, en nourrissoit continuellement chez 
lui. Toujours j’ai vu qu’en touchant une membrane 
frangée qu’il a sous le ventre dans toute la longueur 
de son corps, qu’aussi-tôt on eprouvoit une Com- 
motion très-violente. Mon père voulût même un 
jour s’assurer, par une expérience, si la seçousse 
électrique perdroit de son intensité, en se commu- 
niquant à un grand nombre d’individus à la fois. 
Dans ce dessein il rassembla dix personnes , qu il 
plaça en chaîne ; à peine eurent-ils touché la mem- 
brane de l’anguille, que toutes se sentirent frappées 
en même teins. Ce n’est pas tout : pour convaincre 
les spectateurs que l’imagination n’entroit pour rien 
dans un pareil effet , il avoit mis dans la chaîne un 
chien , que deux des acteurs tenoient debout , 1 un 
par la patte droite, l’autre par la gauche; à l’instant 
du contact , l’animal fit un cri aftreux ; et sa dou- 

D 4 



5^ V 0 Y A G E 

Ic'ur , qu’attestoit ce cri, prouva sans répliqué , que 

celle des autres étoit aussi réelle que la sienne. 

_ J’avouerai que dans la probabilité d’une explica-^ 
tion physique, on doit mettre bien de la différence 
entre un effec produit visiblement par l’action im- 
médiate d’un corps, et un autre effet opéré sans 
aucun contact apparent , sans aucun intermédiaire 
visible , tel que celui du serpent sur des animaux. 
Mais qui^ osera décider que le reptile , en présence 
de sa proie, n’agit pas physiquement sur elle? Peut- 
être la propriété mortelle dont il s’agit, n’appar- 
tient-elle' qu'à quelques espèces particulières de 
serpens. Peut-être n’en jouissent-ils même que dans 
certaines saisons ou dans certains pays. Les anciens 
ont écrit que le basilic tuoit par son seul regard. 
Assurément c’est une flible ; mais il n’est point de 
fable quelque absurde qu’elle soit, qui, dans son 
origine , n’ait eu pour base une vérité. Sans doute , 
dans des teins reculés, on aura eu lieu d’observer 
quelques ffiits pareils h ceux de ma pie-grièche et 
de ma souris , ou peut-être même du genre de celui 
du capitaine. On en aura conclu qu’un serpent inat- 
taquable, et toujours vainqueur, puisqu’il lui suffit 
de regarder pour donner la mort, ne pouvoir être 
que le roi de son espèce. En conséquence de sa 
royauté, on l’aura nommé basilic ; et comme il faut 
qu’un souverain ait quelque signe particulier qui 
atteste sa prééminence , les poètes , qui exagèrent 
la nature souvent même en voulant la rendre plus 
belle , n ont pas manqué de donner à celui-ci des 
ailes , des pieds , une couronne. 

Cette digression, dont l’objet peut-être eût 
échappé h ma mémoire, méritoit bien de trouver 
sa place dans mon livre, et quoiqu’elle en inters 
rppîpe, çîî quçlqug sorte, la scène dramatique, je 


h N AFRIQUE. 57 

n’ai pu résister au besoin de la rendre dans 1 ordie 
où elle s’est olFcrte à mon esprit. Au reste, quel- 
que nom qu’on donne h cet ouvrage, il- importe 
peu qu’il y règne une méthode scholastique , et ce 
n’est pas l’art ici que je professe, c’est la vérité, 
la clarté ; je cause avec mes amis et ne suis point 
du tout sur les trétaux littéraires. 

l’étois parvenu , comme on vient de le voir , a 
déterminer mon ami à partir avec moi ; un accident 
imprévu vint hâter notre résolution : on avoit ap- 
porté au Cap la nouvelle qu’un vaisseau Irançois 
dont l’équipage s’étoit révolté , avoit relâché dans 
la baie de Saldanha. Cette nouvelle regardoit par- 
ticulièrement Percheron en sa qualité de commis- 
saire de la marine. Obligé , par sa place , de se ren- 
dre à la baie pour y constater le délit et remcdier 
au mal, s’il étoit possible, il sût que nous al ions 
faire à peu près sa route; et en conséquence il de- 
manda à Boers une place dans sa voiture , et lut de 
la partie. Un officier au régiment de Pondichéry , 
nommé Larcher , fût notre quatrième ; et nous 
partîmes sur un chariot de chasse attele de six che- 
vaux. .... 

Cette première incursion demandoit a peine une 

petite journée , et sembloit ne devoir nous retenir 
que le tems de se montrer aux révoltés : semblables 
à ces tempêtes que précèdent toujours des signes 
fâcheux, non-seulement nous ne pûmes joindre 
ce jour-là la baie de Saldanha, mais nous eûmes à 
gémir en route sur le sort de ceux qui nous ac- 

compagnoient: ^ 

Le Sout-Rivier (rivière salée) quil falloir tra- 
verser à quelque distance de la ville , avoit sur ses 
bords beaucoup de cormorans. li’envie P’’?’’ 
d’en tuer quelques-uns , et nous limes arrêter. IVlais 


58 VOYAGE 

quand nous fûmes remontés en voiture , un Nègre 
qui étoit assis derrière et qui ne s’attendoit pas au 
mouvement qu’elle fit en partant, ayant été jette à 
bas par la secousse , tomba rudement et se cassa 
une jambe. C’étoit un excellent serviteur , que 
Boers aimoit beaucoup. Il fallut alors quitter la 
route et gagner l’habitation la plus voisine, pour 
y déposer le malheureux blessé. On lui construisit 
un brancard et nous le finies transporter h la ville. 
Mais cet accident nous ayant pris quelques heures , 
et Boers voulant regagner le tems perdu , son co- 
' cher mit les chevaux au grand galop , et nous mena 
ventre à terre. 

Nous avions avec npus quelques chiens. Un 
d’eux très-échauffé par cette course rapide, sentit 
à l’odorat un ruisseau qui étoit à quelque distance; 
et il courut en avant, pour s’y baigner et se ra- 
fraîchir. 

J’ai déjà remarqué dans mon premier voyage, 
qu’en Afrique tout chien qui en pareille circons- 
tance se plonge dans l’eau , y meurt presque tou- 
jours, si vous ne vous trouvez assez près de lui 
pour l’en retirer à l’instant même. Celui-ci, quand 
nous arrivâmes, avoit déjà payé le fatal tribut. Au 
reste, les faits de ce genre sont si fréquens dans 
les colonies qu’on les regarde comme incontesta- 
bles ; et je prie ici les physiciens de nous en expli- 
quer la cause, et de nous dire pourquoi les chiens 
d’Afrique trouvent si souvent la mort où ceux 
d’Europe n’éprouvent pas seulement le moindre ac- 
cident. 

Nous arrivâmes fort tard à la maison patriarchale 
du bon Slaber ; ce fût un bouleversement général 
dès qu’on nous eût embrassés ; on ne savoir com- 
ment témoigner sa reconnoissance , soit à Boers, 


E N A F Pv I Q U E. 59 

soit h l’ami qu’il avoic amené; tout le monde s’eni- 
pressoit à l’envie de fêter cet ami , et certes , ]e 
ne pouvois me cacher toute la part qu’avoit dans 
ces caresses le plus ancien des commençaux. Les 
charmantes filles sur-tout raettoient une grâce tou- 
chante à le servir : l’une le déban-assoit du man- 
teau l’autre s’emparoit de son nécessaire ; on 1 ac- 
cabloit de questions obligeantes; il scmbloit trop 
peu exigeant en ne faisant point assez valleter tout 
ce monde : vivacité charmante , empressemens étour- 
dis dont le contraste rendoit plus piquante 
la franche et loyale bonhommîe ^du père. Wlais 
c’etoit peu de nous savoir auprès d’eux ; lorsqu on 
eut appris que nous y passerions huit jours , on 
poussa des cris de joie â faire retentir toute 1 ha- 
bitation : c’etoit bataille t^gnée; notre 
fût bientôt de niveau , d n y eut plus de différence 
ent-re l’hôte et les hôtes ; on alloit, on venoit comme 
dans sa propre maison. Cette première sotree se 
passa à distribuer l’emploi de nos huit jours , a dé- 
terminer les différentes sortes d’amusemens ayixqucls 
on consacreroit chacun d’eux; les jeunes filles de- 
ranecoient un peu nos projets, et ne laissoicnt pas 
de teins en teins que de nous imposer des conditions 
séverGS. 

Cependant Percheron qui étoit des nôtres, ayoïc 
en tête le vaisseau et les révoltés de la baie de 
Saldanha ; et avant de se livrer h des distractions et 
des divertissemens , il voulut préalablement reni- 
ülir son devoir. Il me proposa donc de partir le 
lendemain matin avec lui, et de l’accompagner au 
vaisseau, qu’il alloit inspecter. C’étoit mon inten- 
tion. Tout autre peut-être, h ma place, eut rt 
gardé la proposition de Percheron comme tics- 
disçrette , moi j’en fus ravi; et j’avoue que s U ne 


\ , 


/ 


6o VOYAGE 

m’eût pas prévenu, j’étois résolu à la lui faire. Jus- 
qu’alors je n’avois point encore vu d’équipage sou- 
levé contre ses chefs ; ce spectacle étoit un tableau 
trop neuf ; et tout objet extraordinaire , toute nou- 
veauté qui sembloit me promettre une sensation 
nouvelle, avoit à mes yeux un attrait in'ésistible. 
Sans réfléchir aux suites de mon. étourderie , sans 
songer que j’allois de gaieté de cœur m’exposer à 
un danger certain , je pris heure avec Percheron , 
et ne songeai plus qu’au départ. 

Quoique nous n’eussions que quatre lieues de 
chemin, et que nous nous fussions mis en route 
aussi-tqt^ après le dejeûner , notre marche se trouva 
cette^ lois encore tellement embarrassée , que nous 
n arrivâmes a la baie qu a la nuit close ^ désagré- 
ment qui nous causa beaucoup d’humeur, et ne 
servit pas_ à diminuer la prévention naturelle que 
nous inspiroit la cause des insubordonnés. 

Les voiles de la nuit sembloient s’être épaissis 
exprès pour nous dérober la vue du vaisseau ; c’est 
avec une peine extrême et comme à tâton que nous 
traversâmes les dunes. Je tirai deux coups de fusil 
pour nous faire rcconnoître et pour demander qu’on 
envoyât une chaloupe : inutile précaution , on feig- 
nit de ne nous pas entendre. Exposés à passer la 
nuit au bivouac sur la grève, nous maudissions le 
navire, l’équipage et la baie; notre colère jugeoit 
le piocès avant d en avoir pris connojssancc ; mais 
le capicamc, craignant, avec quelque raison, que 
nous ne fussions du nombre des mutins , qui élans 
le courant de la journée avoient quitte le vaisseau 
pour se rendre à terre , et qui vouloient y rentrer 
à cette heure les armes h la main , n’avoit garde 
de nous recevoir. Enfin , à force de coups de fusil, 
de cris, de hels, nous inspirâmes un peu de conr 


« 


EN AFRIQUE. 6l 
fiance : une chaloupe fut mise en mer, et vint nous 
recueillir au rivage. 

Il faut avoir vu un désordre pareil à celui dont 
nous filmes témoins, pour s’en faire un portrait 
véritable. Un bâtiment flottant en mer, privé de 
toute communication , semble un monde étranger ; 
on eût dit que la révolte avoit bouleversé celui-ci 
dans tous ses points. L’équipage séparé par grou- 
pes , occupoit les dilférentes parties des ponts ; par- 
tout on n’entendoit que murmures , menaces , im- 
précations , juremens CiTroyables ; il régnoit par- 
tout un tumulte aflreux : la voix des cheis ne pou- 
voit percer a travers les cris assourdissans de l’é- 
quipage. Aux mouvemens impétueux de cette troupe 
effrénée , tout sembloit présager qu’elle alloit se 
livrer encore aux derniers excès ; quelques hommes 
plus entreprenans , s’agitoient <ivec plus de fureur; 
ils traversoient avec rapidité d un bord h 1 autre 
afin de communiquer par-tout, ou leurs transports, 
ou leur crainte sur l’arrivée du commissaire. La 
foible lueur qui éclairoit le vaisseau , répandoit 
une teinte lugubre mais sublime sur cette scène 
horrible : on "eût dit les démons se démenant au 
sein des ondes pour y tourmenter des humains. En 
môme-teras nous nous vîmes enveloppés par cette 
• multitude égarée. Ce fut alors que je sentis tout 
le danger de notre position. Le titre de commis- 
saire dont étoit revêtu Percheron , et qui sembloit 
ne l’amener h bord que pour y prononcer le châ- 
timent des coupables n’étoit rien moins que rassu- 
rant ; la proscription ne pouvoir plus manquer de 
m’atteindre , moi , qui semblois n’êtrc venu sur le 
vaisseau que pour y prêter mon appui ; on murinu- 
roit hautement contre lui , contre moi ; que dis- 
je, on murmuroit : nous étions les coupables, et 


02 VOYAGE 

les yeux raenaçans de ces juges terribles nous 
disojent assez tout ce que le pouvoir de la force , 
uni à la rage , peut exercer de tourmens sur la 
foiblesse et Finnocence. J’ai trop éprouvé dans 
cette crise violente a quel fil délié souvent nos 
jours sont attachés, et de quel hasard inespéré 
quelquefois dépend notre salut : si un de ces cons- 
pirateurs eût prononcé Farrét de notre mort, cent 
bras a 1 instant i auroient sans doute exécuté ; la 
mer eut été notre tombeau à tous les deux. 

J avois , a la vérité , un fusil à deux coups ; mais 
mon compagnon étoit sans armes. Quant au ca- 
pitaine et aux officiers , incapa.bles d’en imposer 
par un peu de fermeté, ils sembloicnt à notre ar- 
rivée attendre dans une affreuse consternation les 
derniers coups d’une explosion qui ne tendoit à 
rien moins qu à détruire à la fois et l’équipage et 
le vaisseau qui le porroit. 

Puisqu’il ne nous étoit plus possible de nous 
soustraire au danger dont nous étions menacés, 
notre seule ressource étoit d’attendre l’événement’ 
en faisant bonne contenance; c’est aussi le parti que 
nous prîmes. Cette résolution nous donna des for- 
ces : Percheron s embarrassant peu des menaces 
des mécontens, dit avec autorité qu’il prétendoit 
qu’on l’instruisit des détails et des causes de l’in- 
surrection , promettant de rendre une égale justice 
à l’équipage, soir que ses plaintes fussent fondées, 
soit qu il lut sorti des bonies de l’obéissance né- 
cessaire ; et soudain prêtant l’oreille à ceux qui 
sembloicnt commencer le récit de cette affaire , il 
ne tint aucun compte des murmures et des gestes 
animés des autres. Sa tranquillité calma insensible- 
ment leur colère de telle sorte enfin, que, sous 
prétexte de prendre de nouvelles informations et 


EN AFRIQUE. 63 

d’administrer à chacun une justice éclatante, il 
renvoya au lendemain matin l’examen des autres ma- 
telots qui prétendoient avoir à parler. Percheron 
avoit espéré que le sommeil calmeroic les esprits 
et présenteroit à son autorité quelques ressources 
favorables. 

Il n’y avoit nul moyen de sortir du vaisseau; 
et, puisque nous en étions arrivés à cette extrémité, 
il eût été aussi lâche qu’imprudent d’abandonner 
l’équipage au péril de cette tempête furieuse. 

Les apprêts du souper se ressentirent du trou- 
ble où nous étions tous plongés : nous songeâmes 
à prendre quelque repos. Le capitaine donna son 
lit à Percheron ; le premier pilote me céda sa ca- 
hute qui étoit sur le pont. Cette loge avoit une 
lucarne dont les vitres avoient été brisées dès le 
commencement du trouble : car dans les insurrec- 
tions c’est sur les vitres et les lanternes que les 
mécontens commencent à assouvir leur première 
colère; il semble que ces objets , par le bruit qu’ils 
font en se brisant, apaisent et satisfassent les fu- 
reurs de la foule ameutée. Cette lucarne fût pour 
moi un sujet d’inquiétude : il me paroissoit alar- 
mant ; je devois redouter un pareil judas qui per- 
mettoit aisément ( la tête de mon lit se trouvant 
en face ) à quelque mal-intentionné, de me lâcher 
pendant la nuit un coup de pistolet, si le désor- 
dre venoit h recommencer. Pour parer , autant qu’il 
étoit en moi , à toute surprise , je commençai par 
éteindre ma lumière ; puis, ayant changé la direc- 
tion de mon lit et placé h côté de moi mon fu- 
sil bien chargé , j’attendis le jour et sommeillai 
comme je pus. Dans les intervalles du réveil , j’en- 
tendois les discours de quelque séditieux qui se pro- 
menoient sur le pont , et qui sembloient se prépa- 


64 VOYAGE 

rer à ne faire grâce le lendemain à personne ; j’en 
vis même plusieurs passer auprès de ma cabane et 
hausser le ton pour sc faire entendre. Enfin, le jour 
parut : douce clarté qui dissipe les fantômes de l’i- 
magination et rend aussi les mcchans moins témé- 
raires et moins audacieux. Ce que nous avions es- 
péré arriva : la réflexion et peut-être plus encore 
la crainte d’un châtiment bien mérité , calma la 
furôur des plus ardens. Percheron saisissant avec 
adresse le moment favorable, fit un discours véhé- 
ment dans lequel il peignit avec chaleur et les torts 
de l’équipage insurgé et les peines sévères que la 
loi inflige en pareil cas; puis, rejettant adroitement 
la cause des troubles sur les hommes perfides qui 
les avoient séduits et trompés, afin de les conduire 
h un pareil excès de désordre, il promit d’excuser 
tous ceux qui n’ayant été qu’abusés, se rangeroient 
dorénavant sous la discipline du vaisseau ; de là 
passant au chef de l’émeute qui, quoiqüe arrêté 
fomentoit encore, sans doute, quelques nouveaux 
troubles, il lui fit une verte réprimande. Cet hom- 
me étüit garrotté et étendu entièrement nu, dans 
une cage à poulets , fermée et barricadée par des 
cerceaux de fer : c’étoit un de ces êtres à qui la 
nature a donné avec une constitution robuste , cette 
force d’esprit, ce mépris des dangers et de la mort 
à la fois si nécessaire et si funeste dans les fac- 
tions; il étoit encore mcnaèant : on l’avoit saisi au 
moment où il ne s’y attendoit pas, car à lui seul 
il auroit fait trembler l’équipage entier. Le soin de 
le punir et de prononcer en dernier ressort sur ce 
chef dangereux fut remis à la justice du Cap; en 
conséquence Percheron donna l’ordre qu’on y trans- 
férât le prisonnier. Dès cet instant le calme parut 
rétabli pour longteras, et nous restâmes convain- 
cus 


E N A F Pv I Q U E. 65 
eus que dans toute émeute il ne faut souvent, pour 
rendre la tranquillité à une multitude égarée, que 
lui ravir son chef ou l’abattre à ses propres yeux. 
Quant au reste des mutins , ils furent livré.^ à la 
clémence du capitaine et des officiers, qui accor- 
dèrent une amnistie générale, et tout rentra dans 
l’ordre. 

Nous nous fîmes reconduire h terre, plus em- 
pressés que jamais de la revoir et d’aller raconter 
à nos hôtes tranquilles toutes les circonstances d’un 
péril qu’aucun de nous n’avoit soupçonné. 

Je ne m’attendois guère que cette bisarre aven- 
ture scroit suivie d’un nouveau chagrin dont les 
suites se prolongepoicnt long-tems dans ma mé- 
moire, et qu’en quittant pour un jour mes amis les 
plus chers, j’aurois à pleurer la perte de l’un d’en- 
tre eux et £i me préparer incessamment à ne plus 
le revoir. 

A mesure que j’approchois de la maison de .Sla- 
ber je tirai, selon ma coutume, des coups de fu- 
sil, pour avertir de notre arrivée et engager nos 
amis à venir au-devant de nous. Malgré mes signaux 
répétés, personne ne parût; et ce silence de l’a- 
mitié sembla m’annoncer quelque nouvelle fâcheuse. 

Bientôt mes soupçons forent vérifiés, quand en- 
trant dans la salle , je vis les filles de Slaber venir 
à moi avec l’air de la tristesse et l’intérêt du sen- 
timent. Alarmé de cet accueil, dont je croyois que 
le motif les concernoit personnellement, je m’em- 
pressai de leur demander quel malheur elles avoient 
éprouvé depuis mon départ. „ Ce que j’ai à vous 
„ annoncer ne regarde que vous, me dit l’une 
„ d’elles : Boejs est reparti pour le Cap , et avant 
„ peu vous allez le perdre. Pendant votre absence 
„ il a reçu de Hollande des dépêches par lesquelles 
Tome I, E 


66 VOYAGE 

„ la Compagnie accepte la démission qu’il avoit 
„ sollicitée; et, comme, en ce moment, il y a 
„ dans la baie un bâtiment prêt à faire voile pour 
„ l’Europe , et qu’il a résolu de s’y embarquer , il 
„ est monté à cheval avec Larcher, et nous a quit- 
„ tés pour aller sans délai faire à la ville les pré- 
„ paratifs de son départ. Nous nous trouverions 
„ heureux si, après l’avoir perdu, nous pouvions 
,, vous garder quelque tems ici , vous et votre 
„ ami : cependant je me crois obligée de vous dire 
„ qu’cn partant , Boers , a prévu que , peut-être , 
„ vous voudriez lui donner le plaisir de vous voir 
,, encore au Cap ; dans ce dessein , il a laissé ici 
„ sa voiture et ses chevaux; et voici une lettre 
„ qu’il vous a écrite , et que je me suis chargée de 
„ vous remettre. “ 

Le début de ce discours m’avoit consterné , je 
l’avoue; mais la fin, je ne sais pourquoi, me ras- 
sura. Je m’imaginai que, par gaieté , on avoit voulu 
s’amuser de moi un instant. Cette lettre , cette voi- 
ture me parurent une plaisanterie; et j’en étois 
même si convaincu que , malgré l’air de vérité avec 
lequel ra’avoit parlé la fille de Slaber , malgré les 
protestations qu’ils me firent tous que le départ n’é- 
toic que trop vrai, j’allai visiter, avec Percheron, 
toutes les chambres de la maison pour y chercher 
les deux absens ; ne doutant point qu’ils ne fussent 
cachés pour nous faire pièce. Ils étoient partis ! — 
mon bienfaiteur m’avoir quitté! j’allois le perdre 
pour long-teras ; et il ne me restoit d’autre conso- 
lation que de courir au Cap l’embrasser encore 
avant son départ. 

Le lendemain dès le point du jour, nous mon- 
tâmes en voiture. Percheron et moi. Arrivés chez 
Boers , les premiers objets qui frappèrent mes yeux 


E N A F R I Q U E. 67 
fiircnc scs malles qu’on enlevoit pour les transpor- 
ter h bord , et lui-même m’annonça qu’il partoit le 
lendemain. En vain les médecins lui avoient repré- 
senté que sa santé étoit trop foible pour supporter 
un aussi long vo5'age; qu’il auroit dû, avant de 
l’entreprendre, aller pendant deux ou trois, m-ois 
reprendre à la campagne les forces nécessaires; et 
que d’ailleurs le bâtiment sur lequel il se propo- 
soit de s’embarquer , étant beaucoup trop petit 
pour lui procurer une certaine aisance de logc- 
nrent, il s’exposoit témérairement à un danger de 
mort presqu’assuré : rien n’avoit pu l’arrêter. Pré- 
venu contre un pays dans lequel on lui avoir fait 
éprouver des désagrémens qui n’auroient pu que 
s’accroître encore, il n’aspiroit qu’au moment de 
s’en éloigner. D’ailleurs, en quittant la Hollande, 
il y avoir laissé un père respectable que son cœur 
lui rappeloit fortement, et qu’il n’avoit* jamais cessé 
de regretter ; il préféroit enfin le bonheur de revoir 
sa famille aux agitations et aux peines qu’entraînent 
après soi la fortune et de vains honneurs. 

Quel que fut mon attachement pour lui , livré 
souvent â des souvenirs non moins chers , et bien 
capable à sa place d’imiter sa conduite, je ne m’oc- 
cupai point h combattre une résolution bien dé- 
terminée ; je ne songeai plus qu’à mettre à profit 
les courts instans que nous îaissoit l’amitié. Je 
voulois qu’il en emportât un gage avec lui. Quoi- 
qu’il ne fut naturaliste qu’autant que je lui en avois 
inspiré le goût, je me hâtai de faire dans tout ce 
que je possédois un choix précieux en histoire 
naturelle, que j’envoyai à bord avec ses autres eflets; 
je me serois presqu’embarqué avec lui, tant le 
découragement s’étoit emparé de mon ame ; n’ayant 
plus sous mes yeux un aussi digne conseiller, jç, 

E 2 


68 VOYAGE 

devrois dire un consolateur, qui plus d’une fois 
avoir reçu les épanchemens d’un cœur qui avoir 
aussi ses disgrâces à dévorer. 

Enfin, je vis arriver le 25 octobre 1783, époque 
malheureuse qui s’est plus d’une fois retracée à 
mon esprit, et de tous les événemens de ma vie 
celui qui m’a coûté le plus d’ennuis et de regrets. 

Il fallut nous séparer. „ Je pars tranquille sur 
,, tout ce qui vous regarde , me dit-il avant de me 
„ quitter; je vous ai recommandé à mes amis les 
,, plus intimes, et je réponds de leurs soins comme 
„ de moi. Cependant pour ne pas vous être en- 
„ tièrement inutile encore, dans votre grande en- 
,, treprise, j’ai voulu y contribuer par quelques 
„ bagatelles qui ne me sont plus nécessaires , et 
„ que je vous prie d’accepter : ce sont mes deux 
„ fusils, deux chevaux de course avec leur har- 
„ nois copiplet , et , pour vous épargner un dé- 
„ tail de misères , tous mes ustensiles de chasse “. 

J’étois si opprc.ssé que je ne pouvois répondre. 
Sans me donner le teins de parler , il me montra 
sur un fauteuil une robe de chambre pour laquelle 
je lui avois vu une prédilection marquée, quoi- 
qu’il ne la mit que rarement et dans certains jours 
choisis. „ Ce vêtement, ajouta-t-il , est une étoffé 
„ qu’a portée ma mère, et qu’à mon départ pour 
„ l’Afrique elle me pria de porter à mon tour 
„ pour l’amour d’elle , comme un monument de 
„ sa tendresse et un signe éternel de ressouvenir. 
„ Jusqu’ici j’ai rempli ce devoir avec la plus tendre 
„ affection; quoique depuis quelque teras il me 
„ rappellât doulom-eusement que ma mère ne vit 
„ plus ; mais à présent que je vais me fixer auprès 
„ de mon père pour consoler sa vieillesse, puis-je 
„ conserver davantage ce qui sans cesse exposeroit 


E N A F R I Q U E. 69 

„ à ses yeux, k' perte qu’il a Faite? II faut dé- 
„ sormais que mon ami le porte pour moi ; à ce 
„ titre , c’est h vous , mon cher Vaillant , que je 
„ le transmets , non comme un présent ordinaire , 

„ mais comme un legs qui me fut fait àmoi-méme, 

„ comme un legs qui me fut précieux , et que je 
„ vous charge d’acquitter pour moi en en taisant 
usage selon le vœu de ma respectable mère. 

On sent très-bien que le présent d’une robe-dc- 
chambre à un voyageur accoutumé à un autre cos- 
tume, presque toujours en habit de chasse et les 
armes à la main , présente l’image d’une carricature 
assez ridicule, et qu’un pareil accoutrement eût 
été plus plaisamment adapté aux épaules de nos 
procureurs ou de nos médecins d’autrefois; mais 
cette scène si digne pour tant d’autres du théâtre 
de la foire, prend ici un caractère touchant de 
simplicité, de bonhommie , de vérité, qui m’atten- , 
drit encore. L’objet n’est rien par lui-même , mais 
les idées que cet objet rappelle, sont touchantes; 
la main qui donnoit m’est si chère , que meme 
après dix ans je ne revois point sans plaisir les lam- 
beaux de la robe, que je me suis fait un devoir 
d’user jusqu’à la corde lorsque je suis devenu plus 
sédentaire ; enfin , la plus belle antique ne scroit 
pas plus rcligicuscincnt conservée. 

Je me jettai dans les bras de mon amiies larmes 
aux yeux , et je sentis les siennes inonder mon vi- 
sage. Le spectacle de sa maison , de toutes parts 
en mouvement , étoit extrêmement touchant ; on 
eût dit un déménagement h l’approche des brigands : 
l’abandon des lieux auxquels on fut si attaché , où 
l’on goûtoit des plaisirs innocens et vrais , a quel- 
que chose d’affligeant et qui consterne une ame sen- 
sible. La maison de mon ami participoit uu peu 

F 

^ O 


70 VOYAGE 

des regrets que je donnois au maître ; un meuble , 
le plus simple ustensile dont il avoit coutume de 
se-servir, fixoit douloureusement mes regards: cette 
sensibilité active est le partage et le malheur d’un 
petit nombre d’humains; elle donne véritablement 
de la vie aux objets les plus inanimés. Mais ce qui 
rendoit la scène encore plus douloureuse, c’étoit 
le silence de nos amis communs rassemblés autour 
de l’ami qui partoit. Nous l’accompagnâmes jusqu’à 
la chaloupe qui alloit nous l’enlever ; il ne nous 
permit pas de le suivre jusqu’au bâtiment; il nous 
fallut rester sur le rivage , contens de le suivre en- 
core des yeux. Arrivé à bord , il monta sur le tillac, 
et là , avec son mouchoir , il nous fit les derniers 
signaux de l’amitié. 

Un de ses meilleurs amis et des miens eût pitié 
de l’angoisse où j’étois, il m’emmena chez lui; 
nous passâmes tout le jour à nous rappeller tous les 
traits de bienfeisance qui avoient honoré la vie pu- 
blique et privée du meilleur des hommes. Son nom 
revenoit sans cesse, à chaque propos. Un dernier 
trait vint mettre le comble à notre douleur. Tout- 
à-coup se fit entendre le canon de la rade et du fort 
qui annonçoit le départ du navire, et qui saluoit 
pour la dernière Ibis le fiscal. Je m’élançai vers le 
belvéder, et, avec une lunette", je vis le bâtiment 
qui fendoit les flots à pleine voile , et qui se perdit 
bientôt dans l’horison. 

Cependant je regagnai dans la nuit mon appar- 
tement; il me sembloit une prison. Abandonné à 
moi-même , j’étois dans la situation d’un coupable 
que tout le monde fuit, et qu’on livre à ses re- 
mords; jamais un amant ne sentit avec plus de force 
une séparation si cruelle. 

Le lendemain matin M. Serrurier, son succès- 


EN AFRIQUE. 71 

seur , le colonel Gordon , commandant de la place ; 
Hakker, gouverneur en second; Conway, colonel 
du régiment de Pondichéri , et que depuis j’ai eu 
le pkisÂr de revoir à Paris; enfin, tous les^amis du 
voya^’^eur , et les personnes auxquelles il m avoir re- 
commandé, et dont quelques-unes m étoient meme 
inconnues , vinrent à 1 envie m offrir leurs services^ 
m’assurant toutes qu’elles s’empresseroient de me 
faire oublier, par leurs soins, une perte qui leur 
étoit aussi sensible qu’à moi. Chacun me prioit 
d’accepter un logement chez lui ; mais parmi ces 
offres, je dois distinguer sur-tout celle de Gordon; 
il fit la sienne, tant en son nom, qu’au nom de 
son épouse , et y mit tant d’instance et de 
chise, que je ne pus le refuser. D^ailleurs, indé- 
pendamment des obligations personnelles que je 
lui avois et des services qu’il _ m’avoit rendus dès 
les premiers jours de mon arrivée au Cap , je lui 
étois aussi sincèrement attaché par notre confoi- 
mité de goût pour l’histoire naturelle , que par la 
reconnoissance et l’amitié. Cependant j étois résolu 
à ne point user encore, poiu: le moment, de 6on 
offre obligeance , et je le priai de permettre que je 
gardasse mon appartement jusqu après la vente^ des 
effets de Boers : car la maison de mou ami étoit 
encore toute meublée ; et il n’avoit emporté avec 
lui que ce que le voyage lui rendoit absolument 
nécessaire. 

La vente se fit enfin , et elle servit plus que toute 
autre chose à montrer la considération dont avoir 
joui généralement l’ex-fiscal. Le désir que chacun 
eût de posséder quelques-uns des effets qui lui 
avoient appartenu, les fit pousser bien au-delà e 
leur valeur réelle. Ses amis sm'-tout se disputèrent 
ceux des meubles qui ser. oient particulièrement 


72 VOYAGE 

à son usage. Tous se firent un devoir d’en possé- 
der au moins un ; et je vis avec la plus grande sa- 
tisfaction, chacun d’eux, en l’emportant, regretter 
le maître qui l’avoit laissé. 

Avant que l’on ne vendit ses effets, le colonel 
Gordon m’avoit proposé de l’accompagner dans 
une opération qu’il vouloir faire pour Wrifier la 
position de la montagne du Piquer, par rapport à 
celle de la Table. Dès qu’on sut dans la ville son 
' projet, plusieurs officiers des différons régimens 
de la garnison lui demandèrent de l’accompagner. 
Les uns étoient des curieux qui vouloient jouir du 
spectacle de son travail ; les autres des oisifs qui 
cherchoient à employer une journée. Ceux-ci , ne 
désiroient que le coup-d’œil d’une vue mafrnifiquc; 
ceux-là, de pouvoir dire, à leur retour en Europe’ 
qu’ils avoient monté sur la fameuse Table. Quoi- 
qu’une pareille troupe dut être plus incommode 
qu utile, il l’admit cependant; et nous partîmes au 
point du jour , avec les instriimens nécessaires. Un 
hazard heureux favorisa notre opération : le ciel , 
pendant la journée entière, fût parfaitement pur; 
et , ce qui est infiniment rare , il ne nous opposa 
pas un seul nuage sur la Table. 

Pour moi, j’eus à me féliciter d’un bonheur 
particulier; celui de voir et de tuer, sur le plateau 
de la^ montagne, un oiseau d’espèce nouvelle, que 
jusqu a ce moment, je n avois point encore apper- 
çue en Afrique , et que je n’y ai jamais revue de- 
puis : c écoit un merle de roches. Je l’ai apporté 
en Europe. Il fait aujourd’hui partie de mon ca- 
binet, et formera dans V Ornithologie que je vais 
publier hicn-tôt , une nouvelle espèce intéressante, 
qui mérite d’être connue des naturalistes. 

Un oiseau tué si près de la ville, et nouveau ncan- 


EN AFRIQUE. 73 

moins pour tous les htibitnns du Cap, ne dcvoit 
être sur la Table qu’un étranger. Je soupçonnai 
qu’il pouvoir y être venu de cette suite de rocbes 
et de montagnes, qui, par leur ressemblance avec 
celles du nord de l’Europe , sont appellées Mon- 
tagnes de Norwège , et qui , se détachant de la 
Table, vont, en se dirigeant au sud jusqu’à la mer, 
former ce qu’on appelle la Pointe méridionale 
d Afrique.. Plusieurs personnes avoient eu la curio- 
sité de visiter cette pointe ; mais elles ne s’y étoient 
rendues que par les bords de la mer , ou par la route 
de Constance et de la Baie-Falso; moi, je voulois 
y aller par la crête même des montagnes. Une en- 
treprise aussi nouvelle sembloit me promettre des 
objets inconnus et curieux. Je n’avois à redouter 
dans mon voyage qu’une extrême fotigue ; et la 
considération d’un pareil inconvénient n etoit point 
faite pour m’arrêter. 

Un ami me prêta deux de ses Nègres, j’y joi- 
gnis un Hottentot, et leur distribuai à porter en- 
tre eux ma canonnière, ma carabine, un manteau, 
des munitions de chasse , quelques vivres secs , en 
un mot , ce qui me paroissoit absolument indis- 
pensable; car, devant toujours monter et descen- 
dre , il ne nous falioit rien d’embarrassant. Moi , 
je portois mon fusil à deux coups, j’avois deux 
pistolets à ma ceinture, et j’étois suivi de trois 
chiens, l’élite de ma meute. 

Ce fut dans cet équipage et par le plus beau 
tems du monde , que je me rendis sur le sommet 
de la Table. 

Vue dans l’éloignement , et k une certaine dis- 
tance, la montagne paroît se terminer en plateau , 
et telle est l’origine de ce nom de Table que lui 
ont donné les voyageurs et les marins. Cependant 


\ 


74 VOYAGE 

il s’en faut bien ("et je l’ai déjà dit) que son som- 
met soit une plaine ; sillonné dans toute sa surface 
par d’énormes cavités , il est hérissé , en même teins, 
d’aspérités, de proéminences, de hautes roches qui, 
par leur altération et leur éboiilement , attestent 
combien l’action des météores lui a fait perdre de 
sa forme primitive. Sa face la plus longue , est 
celle qui regarde la ville. Dénué d’instruraens, il 
ne m’étoit guère possfiblc d’en mesurer exactement 
rétendue ; je le tentai néanmoins , en la parcourant 
plusieurs fois à pied; et chaque fois je vis que 
pour aller de l’extrémité est à l’opposé ouest, il 
nie ialloit près de vingt minutes ; ce qui certai- 
nement annonce une longueur d’un quart de. lieue 
au moins. 

Pendant que je ra’occupois de mon arpentage, 
ma bonne fortune me rendit témoin d’un phéno- 
mène intéressant, que souvent les curieux ont cher- 
ché à observer sur la montagne , mais qui ne s’of- 
fre pas toujours avec la même pompe aux regards 
des observateurs : c’étoit la formation d’un de ces 
orages du sud-est, produit par l’amoncellement des 
nuages au sommet de la table , et qu’on appelle 
vulgairement la Perruque . , ainsi que je l’ai dit dans 
mon premier voyage. Il faut que je le décrive ici , 
mais d’une manière plus précise , dc^ peur qu’on 
ne prenne l’effet pour la cause , et qu’on n’attri- 
bue à l’un ce qui appartient à l’autre. Celui-ci, 
s’annonça par une traînée de brouillards, que nous 
vîmes balayer sur la surface de la mer; il s’avan- 
çoit vers nous en passant par-dessus la Baie-Falso; 
son approche ni’annonçoit une des tempêtes les 
plus terribles ; mais je m’applaudissois d’être à por- 
tée de voir et d’étudier à cette hauteur , le déve- 
loppement d’un aussi brillant s|rectaclc, au risque 


E N A F R I Q U E. 75 

de quelques légers inconvéuiens, qui ne pouvoient 
entrer en balance avec les avantages que j’allois re- 
tirer de ces observations, qu’aucune circonstance 
ne me permettroit peut-être jamais de répéter, si 
je laissois échîipper celle qui se présentoit si heu- 
reusement. Ainsi , sans désemparer je fis dresser ma 
tente vers l’est, et le plus près possible de cette par- 
tie de la montagne qui , déjà séparée de la Ta- 
ble , par l’action progressive et continue des ébou- 
lemens, des pluies et des vents, prend le nom 
particulier de Diable , et tend de plus en plus 
à s’isoler de cette grande masse. 

La tramée, en s’avançant, couvrit bien-tôt toute 
la vallée, de Baie-Falso jusqu’au pied des mon- 
tagnes , et finit par nous dérober entièrement la 
vue du charmant paysage de Constance, de Nieuw- 
land et du Ronde-Bosch ; et puis , grossissant ’a 
vue d’œil, il ne tarda pas h gagner successivement 
la hauteur de la Table; et, en moins de deux heu- 
res , il s’accrut au point que non-seulement il cou- 
vrit la partie du terrain qui nous séparoit du Dia- 
ble , mais encore nous enveloppa nous memes de 
toute part. Cette brume étoit si dense , qu’on ne 
pouvoit rien distinguer à un pied loin de soi. Du 
reste , l’atmosphère , malgré ce grand mouvement 
de vapeur, ne sembloit point troublée ; je ne sen- 
tois pas un soufle de vent;oen revanche mes ha- 
bits se mouilloient insensiblement. 

J’avois eu plusieurs fois l’occasion de remarquer, 
que lorscpie ces nuages venoient se répandre sur 
la Table , ils n’en couvroient que la partie orien- 
tale, tandis que l’occidentale restoit pure et in- 
tacte. Je savois encore, et je l’ai dit ailleurs, que 
souvent dans ces tems brumeux , un colon qui part 
(de la ville pour se rendre à la Baie-Falso , peut 


76 VOYAGE 

choisir h son gré, ou de marcher sous un soleil 
brûlant en prenant par l’ouest, ou de s’exposer à 
une pluie continue en prenant par le côté opposé. 
Or, maintenant que je me trouvois sur la mon- 
tagne au moment que le nuage s’appésantissoit sur 
elle, je pouvois aisément m’assurer quelle partie 
étoit couverte , quelle autre ne l’étoit pas ; puis 
qu étant dans le nuage même, je n’avois qu’à mar- 
cher jusqu’au moment où j’en serois sorti. C’est 
ce que je fis en m’avançant vers l’ouest du plateau ; 
mais à peine fus-je à mi-chemin de ce plateau, que 
je me trouvai sous les rayons d’un soleil ardent, 
et sous un ciel de toutes parts très-serein. 

C est alors que s’offrit à mes regards, le spec- 
tacle du plus bel horison que j’aie jamais consi- 
déré : je distinguois toutes les habitations qui pa- 
rent les montagnes du Tigre, le Blauw-Berg, le 
Grocne-Kloof et le Piquet-Berg; la ville se trou- 
voit presque perpendiculairement sous mes pieds; 
mais lorsqu avec ma lunette, je me mis à considé- 
rer les girouettes des maisons, je m’apperçus qu’el- 
les étpient tournées en tout sens, ce qui m’an- 
nonçoit que le plus grand calme y règnoit ainsi 
que sur la montagne, où il n’y avoir pas le moin- 
dre mouvement dans les airs , puisque les feuilles 
des arbres dormoient dans une immobilité pro- 
fonde.' ^ 

La baie étaloit un spectacle plus étonnant en- 
core. Sa partie nord éprouvoit alors une rafale très- 
violente qui ne s’étendoit point à la partie sud. 
Ainsi, par exemple, dans cette dernière partie, trois 
vaisseaux^ me sembloient jouir d’un repos parfait, 
et dans 1 autre, tous ceux qui se trouvoient à l’an- 
cre, étoient, au contraire, agités par un vent très- 
violent. De ce contraste frappant, je dirai môme 


ENAFRIQUE. 77 

incroyable, dans im espace si peu étendu , il ré- 
sultoit entre Tune et l’autre une très-grande diffé- 
rence dans la couleur des eaux. Ce double effet 
me paroissoit magique, puisqu’il m’offroit dans un 
même cadre , et sans intermédiaire , le calme et la 
tempête. 

Voici comme je concluois : le vent qui avoir pris 
naissance h la surface de la mer des Indes, souf- 
flant avec violence, entroit par la Baie-Falso, com- 
muniquoir seulement à la baie de la Table par le 
défilé qui sépare les deux baies , et suivoit sa di- 
rection dans la partie nord de la rade ; tandis que 
le détour que forment les montagnes du côté du 
Cap et au Cap même , y amortissent la plus grande 
partie de sa force. Ce n’est donc que l’amas des 
nuages du sud-est, qui s’entassent sur la Table, et 
de-là , se précipitant sur la ville , y occasionnent 
ces furieux coups de vent, en même rems si in- 
commodes et si salubres aux habitans du Cap ; car 
nous avons vu le plus grand calme régner, non- 
seulement dans la ville, mais dans toute la partie 
de la rade, qui, sc trouvant opposée à la direc- 
tion de la montagne, doit naturellement les abri- 
ter de ce côté. En effet, dans tout le séjour que 
j’ai fiüt au Cap, j’ai toujours remarqué que l’ou- 
ragan n’étoit jamais, à beaucoup près, aussi vio- 
lent quand les nuages restoient en stagnation , et 
comme suspendus sur le haut de la montagne; la 
môme chose a lieu dans tout l’intérieur de l’Afri- 
que , par-tout enfin , où de grandes hauteurs oppo- 
sent une barrière à ce vent impétueux. 

Vers une heure après-midi, jugeant mon nuage 
parvenu à son maximum d’accroissement, je m’en 
éloignai , afin de le considérer dans un point de vue 
favorable, et d’en apprécier la hauteur, s’il étoic 


78 VOYAGE 

possible. A une certaine distance il m’offrit l’image 
d’une masse, de brouillards pressée et pélotonnée 
sur ellc-meme. Scs extrémités ou contours supé- 
rieurs et latéraux étoient trcs-apparcns ; on distin- 
guoit parfaitement la ligne où il terminoit, et je 
puis assurer qu’il n’avoit pas plus de cinquante ou 
soixante pieds d’élévation. 

L air vit et élastique de la montagne m’avoit 
donné un grand appétit ; tout résolu que j’étois à 
continuer mes observations le reste du jour, il me 
fallut les interrompre un moment pour aller pren- 
dre quelque nourriture dans ma tente; mais à peine 
rentre^ dans le brouillard , je sentis un petit vent 
d un froid très-piquant, qui n’avoit point existé le 
matin. A la vérité, il étoit si foible que je l’at- 
tribuai au mouvement de la vapeur qui alloit tou- 
jours croissant. Néanmoins, comme il me flüsoit 
éprouver quelque mal-aise et que j’étois-là, moins 
que par-tout ailleurs, en situation de continuer mes 
recherches, je fis enlever ma tente et j’allai camper 
à l’extrémité ouest du plateau. 

Mes Nègres et mon Hottentot m’étant totale- 
ment inutiles pour l’opération qui m’occupoit, je 
voulus en tirer quelque parti en les employant le 
reste de la journée à chercher sur la montagne un 
prétendu monument dont l’existence m’avoit long- 
tems tourmenté. ° 

Kolbe dit dans son ouvrage qu’en 1 680 le gou- 
verneur Van der Scel étoit allé sur la Table avec 
plusieurs dames du Cap et particulièrement avec la 
femme du gouverneur des Indes ; que voulant lais- 
ser à la postérité un monument solemnel de cette 
partie de plaisir et du grand effort de ses jeunes 
compagmes, il avoit fait ériger sur les lieux mê- 
mes une colonne ou pyramide avec une inscription 


ENAFRIQUE. 79 

digne de transmertre à la postérité la mémoire de 
son grand nom. L’auteur raconte même sur ce 
voyage beaucoup de détails et de circonstances par- 
ticulières qui engagent à y ajouter foi; mais, mal- 
gré toutes les recherches que firent mes compa- 
gnons , ils ne trouvèrent pas le moindre vestige de 
la prétendue colonne, qui, si l’histoire en est vraie, 
aura été détruite, ou par le tems ou par une main 
ennemie des monumens. 

Je ne cessai de suivre tous les mouvemens de 
mon nuage. Une partie s’en écoit détachée ; et 
passant par l’échancrure qui sépare le Diable de 
la Table , elle étoit allée se fixer au revers de celle- 
ci , et y paroissoit suspendue comme dans un état 
de stagnation, sans avoir avec la grande masse au- 
cune autre communication. Vers les cinq heures 
celle-ci '"sembla s’affaisser et devenir plus pesante. 
Je crus qu’elle alloit se précipiter sur la ville et 
y occasionner un de ces ouragans si communs au 
Cap dans les mois de mars et avril , plus rares dans 
la saison où nous nous trouvions; je me trompai. 
Sans diminuer de hauteur, elle déborba le plateau, 
descendit au-dessous de ses rebords , et , circulant 
ainsi le long de son escarpement, alla rejoindre le 
nuage du Diable avec lequel elle se confondit pour 
n’en plus faire qu’un seul. Tout ceci s’opéra sans 
le moindre dérangement dans l’air. La rade elle- 
même cessa d’être agitée par le vent; et le calme 
universel me dit assez que je devois renoncer à 
l’attente d’un orage dont le spectacle m’auroit 
beaucoup intéressé, mais dont les effets n’auroient 
pas également amusé les habitans de la ville qui 
n’avoient pas le même intérêt à ces observations. 

L’approche de la nuit vint me dédommager un 
peu de cette contrariété en m’offrant un tableau 


8o VOYAGE 

différent, il est vrai, et moins rare, mais plus su- 
blime peut-être que cette grande tempête sur la- 
quelle je m’etois avisé de compter. C’étoit le cou- 
cher du soleil dans l’océan. On pourroit dire que ' 
c’étoit l’arrivée du maître de la nature aux bornes 
du monde. Je vis ce globe de feu se plonger et 
disparoître avec majesté dans les eaux. Quel ravis- 
sant spectacle il offrit à mes yeux étonnés, lorsque, 
rasant la surface des mers, il parût tout-à-coup en 
embrasser l’abîme , pour rejoindre, comme le dit 
Ossian, l’immense palais des ténèbres. A son ap- 
proche les flots élèvent leurs têtes agitées pour se 
dorer de sa lumière; leurs couleurs diamentées par 
scs rayons sc dégradent insensiblement, et soudain 
ils s’abaissent lorsqu’il a disparu. Déjà l’océan com- 
mençoit à n’être plus éclairé et l’immense rideau 
de nuages que j’avois à l’est réflétoient eiîcorc ses 
feux dans leurs parties supérieures : leur masse to- 
tale représentoit des montagnes de neige et leur 
couronnement étaloic une zone resplendissante de 
toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Ce spectacle 
ne dura qu’un instant; mais, à une distance de 
trente lieues vers le nord, les montagmes du Piquet , 
plus hautes encore que la Table, conservèrent pen- 
dant quelque tems la lumière sur leurs cimes ma- 
jestueuses ; elles se détachoient sur le fond pourpre 
et violâtre du ciel. On eût dit des fanots destinés h 
éclairer l’Afrique intérieure pendant l’obscurité de 
la nuit. Que l’homme est petit à cette hauteur , et 
que scs passions sont misérables lorsqu’il se com- 
pare à l’immensité. 

Aux approches des ténèbres les vautours avoient 
quitté la plaine et regagnoient les rochers. Les ba- 
vians se rctiroient dans leurs repaires; les petits 
oiseaux voltigeoicnt encore autour de moi : épars 

sur 

\ 


EN AFRIQUE. 8î 
Suf les arbustes et les buissons , ils célébroient par 
leurs concerts la fin d’un si beau jour. Leur chant 
mourut avec le crépuscule; l’obscurité livra la mon- 
tagne aux oiseaux funèbres ; et moi , triste et peil- 
seur , je rentrai dans ma canonnière qu’on avoit 
entourée d’un grand feu pour en éloigner les ani- 
maux malfaisans qui fuient la lumière. — 

Je devois m’attendre h rencontrer sur la mon- 
tagne une sorte d’ennemis plus dangereux encore ; 
c’étoient ces esclaves marrons fugitifs de la maison 
domaniale, vivant dans les roehers et profitant de 
la nuit pour aller dérober daris les habitations voi- 
sines. J’avois à craindre que quelqu’un de Ces dé- 
serteurs ne SC fut caché dans mon voisinage, et 
qu’à la faveur des ténèbres il ne tentât de me sur- 
prendre ou de m’attaquer. Mes précautions étoient 
prises d’avance ; j’étois trop bien armé pour l'e- 
douter un pareil combat, et la vigilance de mes 
trois chiens, plus encore que mes feux me permit 
de reposer en sécurité toute la nuit. 

La brume devint Si humide que, quand le jour 
parut, je nie sentis, dans ma tente, tout perclus 
de froid, malgré un très-fort manteau, dans lequel 
je m’étois roulé et enveloppé tout entier. Par l’état 
où je me trouvai , on peut juger de ce que mes 
gens avoient eu à souffrir. Pour me dégourdir , je 
pris le parti de me transporter dans la partie de 
la montagne que je jugeai devoir être exempte de 
brouillards. Je comptois, comme le jour précé- 
dent , y trouver le soleil ; mais la huée l’avoit cou- 
verte en partie , et le soleil ne s’y montra que 
lorsqu’il eût passé le méridien. En attendant qu’il 
vint me réchauffer par sa présence, je parcourus 
le plateau avec mon fusil , dans l’espoir de nie 
procurer des provisions, si je trouvois quelque 
Tome 1. F 


82 VOYAGE 

pièce de gibier à abattre. Je ne vis que des vau- 
tours, posés en avant sur le bord de leur trou, 
qui , engourdis par le froid et humectés par la ro- 
sée , attendoient aussi le soleil pour se ressuier et 
prendre leur vol. Dans cet état ils sembloient ne 
pouvoir remuer leurs ailes , et se laissoient appro- 
cher de très -près. J’en tuai plusieurs.^ J’essayai 
même, quand le soleil eût reparu et que je me sen- 
tis réchauffé , d’en faire rôtir un , et d’en dîner avec 
mes gens. Mais l’odeur en étoit si rebutante et le 
goût si détestable qu’il me fut impossible d’en 
manger. Mes deux Nègres le jettèrent comme .moi. 
Il n’y eut pas jusqu’aux chiens qui, après l’avoir 
flairé, s’en éloignèrent; mon Hottentot seul en 
mangea, et le trouva passable parce qu’il étoit très- 
gras. Quand nous nous fûmes bien séchés, nous 
abattîmes la tente, et descendant la 7'able du côté 
du sud-ouest, je me rendis h travers les broussailles 
et les ronces, vers Fausse-Tète du Lion ; tel 
est le nom d’une montagne malheureusement célè- 
bre par quelques naufrages, et à juste titre redou- 
tée des marins. Pour entendre ceci , il faut se rap- 
peler qu’il y a, comme je l’ai remarqué plus d’une 
fois , une autre montagne qu’on appelle la Tète du 
Lion., et qui est un des renseignemens des pilotes, 
quand d’Europe ils arrivent au Cap. La Faussc- 
Tcte a pris son nom de la ressemblance de forme 
qu’elle a avec la Tête véritable, quoiqu’elle soir 
moins haute ; et cette conformité est d’autant plus 
dangereuse, que près de cette montagne, il en est 
une autre qui , terminée en plateau comme la Table, 
représente , vue au large , la coupe ouest de cette 
dernière. Si, dans les teins brumeux, le pilote , 
trompé par ce rapport, porte à terre comptant 
entrer dans la baie du Cap , il est perdu , et son 


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^ DV CAP DE B ONW> ESPERANCE PRISE E>r RADE 
^nfay/u (Ùt la, Tal/e.Q . Tele cA/ Z/aa.D. cà^Ztûn. E JhàiA: dtv Pmcbùr 


VUE DU CAP PRISE DE USEE ROBIN 





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ENAFRIQUE. 83 
vaisseau échoue sans ressource sur les bas-fonds 
dç la côte. Cependant il y a pour lui une recon- 
lioissancc sûre et infaillible que je crois devoir in- 
diquer : c’est que la Tête du Lion est totalement 
isolée du côté du nord, n’ayant que la crouppe du 
Lion de ce côté, qui peut s’y montrer et qui esc 
plus basse; candis que la Fausse-Tête paroît tenir, 
sans interruption et sans intervalle, à une chaîne 
de montagnes , qui, au nord, vient joindre la Ta- 
ble, et qui au sud s’étend jusqu’à la pointe d’A- 
frique et va former ce promontoire. A la vérité , 
dans les tems de forte brume , le renseignement 
que j’indique ici devient inutile, parce qu’alors le 
corps des montagnes étant enveloppé de brouil- 
lards, il n’y a que leur cime qui, étant élevée au- 
dessus de la vapeur , soit visible ; mais dans ce cas , 
il esc un autre moyen certai’rf de reconnoissance. 
La Tête du Lion n’ayant à sa partie septentrionale 
aucune autre montagne aussi haute qu’elle, son 
sommer doit se montrer seul de ce côté; la Fausse- 
Tête , au contraire , ayant à son septentrion d’an- 
tres sommets aussi élevés , ceux-ci doivent se dis- 
tinguer en même-'tems que le sien; par conséquent, 
si le pilote, incertain sur celle des deux Têtes qu’il 
apperçoic, voit au nord de cette Tête, et sur la 
même ligne, d’autres cimes de montagnes, il ne 
peut se méprendre : c’est la Fausse-Tête qui se 
montre à lui; s’il n’apperçoit rien à la partie sep- 
tentrionale de la pointe, si des montagnes qu’il 
distingue elle est la dernière au nord , c’est la Tête 
véritable. Car la crouppe du Lion, qui en fait 
partie , est très-peu élevée ; et quand on la voit , 
on ne peut s’y méprendre. On sent bien que ceci 
n’a lieu que pour les vaisseaux qui, arrivant d’Eu- 
rope ou des Indes , se trouvent plus au sud que 


VOYxVGE 

rentrée de la baie ; ceux qui sont plus au nord 
ont une toute autre vue , et dans ce cas, il leur 
est impossible de voir la Fausse- Tete ; car on doit 
alors appcrcevoir les montagnes du Cap , telles a- 
peu-près qu’elles sont représentées ici, puisque 
i’en ai pris la vue étant sur File Roben. Quant a 
l’autre vue, je l’avois également pr^se en arrivant 
au Cap; mais le dessin s’étant déchiré Çn dpux, 
i’en ai perdu une partie. J’ai cependant fait joindre 
îci celle qui m’est restée, et qui ne s’étend que 
jusqu’à la Faussc-Tablc. 

Je n’insisterai point sur l’importance dont peu- 
vent être de pareilles observations ; les publier , 
est, selon moi, servir l’humanité , et mon voyage, 
après tant de dépenses et de fatigues , n’ eût-il pro- 
duit d’autre bien qu/^, celui d’éviter à la navigation 
un seul naufrage , je m’applaudirai toute ma vie 
d’avoir voyagé. 

De la Table à la Fausse-Téte , je vis par-tout sur 
le terrain que je parcourois, une grande quantité 
d’oiseaux du genre des merles, des grives et des 
sucriers. Delà dernière montagne, j’apperçus beau- 
coup de guêpiers de l’espèce de ceux qu’on trouve 
dans les provinces méridionales de la France et en 
l’Italie. Au Cap, comme en Europe, ces volatiles 
charmans sont des oiseaux de passage. Ils voloient 
par milliers au-devant de moi dans la vallée, et ve- 
noient en troupe se jetter sur les buissons étalés 
arbustes dont elle est couverte. Quoique dans d’au- 
tres circonstances leur beauté eût été pour moi 
un motif de les rechercher, dans celle-ci, ils ne 
m’étoient agréables que par leur saveur exquise; 
et, au reste, avec les facilités que m offroit leur 
multitude immense , il me sufüsoit de quelques 
coups de fusil tirés dans un buisson , pour fournir 


1 


r 

ENAFRIQÜE. 85 

abondamment pendant tout un jour aux provisions 
de ma cuisine et à celle de mes gens. 

Leur affluence dans ce lieu m’étonnoit d’autant 
plus , que je remarquai beaucoup d’oiseaux de 
proie du genre des cperviers qui leur livroient une 
guerre cruelle. La vallée étoit peuplée aussi d’une 
quantité énorme de serpens verdâtres, long de qua- 
tre à cinq pieds ; c’étoit l’humidité du terrain qui 
avoit attiré là, et multiplié à ce point ces reptiles. 
Leur multitude et leur grandeur m’inquiétoient 
beaucoup , et j’étois d’autant plus fondé à les croire 
vénimeux, que mes chiens, qui ordinairement me 
précédoient toujours dans les broussailles , alors se 
rangeoient tous trois derrière moi , et sembloicnt 
ne s’avancer qu’avec crainte. Pour m’assurer de ce 
que j’avois à redouter de ces ennemis , j’en tuai 
un , et à l’inspection de sa bouche je vis avec joie, 
qu’ils n’étoient point dangereux. Pour cette fois 
mes chiens s’étoient trompés , leur instinct se trou- 
’voit en défaut ; et j’attribuai cette erreur à l’alté- 
ration insensible que subit nécessairement par l’é- 
diicaiion , cette espèce de nos animaux domesti- 
ques ; très-certainement des chiens sauvages ne s’y 
seroient pas mépris. 

Un autre sujet d’inquiétude m’alarraoit encore, 
et celui-ci me paroissoit fondé ; c’étoit de manquer 
d’eau sur la cime de ces montagnes que je me pro- 
posois de parcourir , pour me rendre au promon- 
toire d’Afrique. Je craignois d’être obligé de re- 
noncer à mon projet , pour ne pas m’éloigner des 
sources et des ruisseaux, ou de descendre sans cesse 
des hauteurs pour nous désaltérer dans les vallées ; 
ce qui eût entraîné à-la-fois , et beaucoup de fati- 
gues , et beaucoup d’ennuis. Déjà , nous n’avions 
que trop à souffrir des montées ^et descentes con- 


86 VOYAGE 

tinuelles qu’cxigeoit notre passage d’une montagne 
h une autre, sans me voir forcé encore à répéter 
plusieurs fois le jour cet exercice pénible sous un 
soleil brûlant; heureusement il ne fut point néces- 
saire, Pendant les cinq jours que dura mon voyage, 
je trouvai dans les fontes et les creux des roches 
que je parcourois, une excellente eau de pluie; et 
ces petites citernes naturelles se trouvoient toujours, 
et assez multipliées , et assez abondantes pour four- 
nir h tous nos besoins. 

Du pied de la Table à la pointe d’Afrique , on 
ne compte ordinairement que huit lieues par la 
route ordinaire; moi, par les détours, j’en avois 
bien fait vingt-cinq a trente; mais je n’éprouvai 
aucun encombre, et j’arrivai enfin, à ce promon- 
toire redoutable, le plus célèbre et le plus orageux 
de tous ceux de l’ancien monde. Les dangers de 
la mer presque toujours en fureur, l’avoit fait ap- 
pellcr par les premiers navigateurs Portugais, Cap 
des lounnentcs ; nom funeste auquel ils substituè- 
rent bien-tôt le nom plus consolant de Cap de 
Bonne-Espérance , quand, en ouvrant à leurs yeux 
l’océan Indien , il offrit à leur cupidité barbare la 
possession et les trésors de la plus riche contrée 
du globe. 

Placé dans le lieu de l’univers le plus favora 
ble, peut-être, aux grands spectacles de la nature, 
j’avois à ma droite l’Atlantide , à ma gauche la mer 
des Indes, et devant moi celle du Sud, qui, ve- 
nant avec fracas se briser à mes pieds, scmbloicnt 
vouloir attaquer la chaîne des montagnes, et en- 
gloutir l’Afrique entière. Pour rendre plus magni- 
fique l’effet sublime de ce tableau, je n’avois qu’un 
vœu à faire , celui d’être témoin d’une de ces tour- 
picptçs qui firejit donner au promontoire sa prcr 


ENAFRIQUE. 87 
mière dénomination. Pendant quelques heures j’en 
eus l’espérance h l’aspect des traînées de brouil- 
lards que le vent enlevoit de la surface des eaux; 
mais bien-tôt mon attente fût trompée , et l’air de- 
vint si pur et si calme , qu’à l’extrémité orientale 
de la Baie-Falso, je distinguai très - nettement ce 
fameux Cap des Aiguilles , qui , lorsque des pilotes 
ont le malheur de se tromper dans le calcul de 
leur longitude, les expose h un naufrage certain, 
et où vinrent échouer, entre autres, les ambassa- 
deurs envoyés par le roi de Siam , au roi de Por- 
tugal. 

Cependant, malgré le calme qui régnoit dans l’air, 
la mer ne laissoit pas d’avoir quelque agitation. Son 
affluence opposée à plusieurs courans contraires , la 
rendoit clapoteuse. Ses lames n’avoient point cette 
régularité majestueuse, qui, dans des climats plus 
heureux , les poussent en ordre au rivage , et les 
y amènent tour à tour pour y mourir : image trop 
fidèle de la vie et du néant qui la suit. Ici , les va- 
gues rompues, l’une par l’autre, viennent tumul- 
tueusement se briser sur ces bas-fonds et ces rochers 
si fréquemment battues des orages. 

Les flots , en arrivant au rivage , y rciettoient 
beaucoup de coquillages, encre autres des nautiles 
papyracés. Curieux de me proeurer quelques-uns 
de ces univalvcs si fragiles , je descendis sur la 
grève; mais bien-tôt je m’apperçus qu’il n'y en 
avoit aucuns d’entiers, et que tous étoient cassés, 
ou frustes, ou noircis par la putréfaction de l’ani- 
mal mort; cependant j’en appcrcevois devivaiis qui, 
haussés du fond de la mer par les vagues , se moh- 
troient à nous de tems à autre. IMes gens se mi- 
rent à l’eau pour aller au-devant de ceux-ci , et en 
saisir quelques-uns; mais au moment que leurs mams 

4 


88 VOYAGE 

g’apprêtoient à les prendre, le coquillage couloit 
bas; et jamais, quelque adresse qu’ils pussent em- 
\ ployer, il ne leur fût possible d’en avoir un seul : 

l’instinct de l’animal se montra encore plus subtil 
qu’eux ; il fallut donc y renoncer. Amusé autant 
que contrarié de ce manège, je rappellai mes pê- 
cheurs, qui revinrent tout honteux d’avoir été moins 
adroits qu’un poisson à coquille. Plus heureux qu’eux, 
j’eus le bonheur de tuer plusieurs oiseaux de ri- 
vage , du genre des mouettes et des hirondelles de 
pier; l’un de ces derniers, caractérisé par un grand 
bec d’un rouge de corail, formera dans mes des- 
criptions une espèce nouvelle entièrement incon- 
nue des ornithologistes. 

Outre ces oiseaux , nous voyons voler au-dessus de 
la mer, aussi loin que notre vue pouvoir s’étendre, 
une quantité prodigieuse de fous blancs, (i) qui, 
du haut des airs, les ailes ployées, le cou tendu, 
se laissoient tomber lourdement, comme autant de 
masses de plomb , sur les poissons qu’ils appcrce- 
voient dans l’eau ; tandis que les albatros et les 
fregattes , plus agiles dans leurs mouvemens , sai- 
sissoient leur proie en rasant la surface de l’onde 
d’un vol rapide et léger. Le pélican , au corps mas- 
sif et aux pieds largement palmés , pendant ce tems 
nageoit majestueusement en remplissant son large 
gosier du petit frétin qu’il pêchoit gravement. Lors- 
que mes coups de fusil curent dispersé au loin tout 
ce peuple ailé, je me retirai. 

D’après le goût que j’ai pour tous les objets 


(i) La même espèce a été décrite par Buffbu, sous le nom de 
fpn de Bassap. Voyçiles planches enlutitinées , pl. a?S. 


EN AFRIQUE. 89 

nouveaux, je n’avois garde de retoumer à la ville 
par le chemin que je vcnois de prendre; je savois 
que dans les environs de Falso, près du Simons- 
baie, étoit une caserne dans laquelle habite, en 
tout tems, un détachement des troupes de la gar- 
nison ; pendant une grande partie de l’année ce poste 
lointain est une sorte d’exil pour les hommes qu’on 
y envoie; aussi a-t-on soin de les relever tous les 
mois. 

En ce moment , le commandant de ce désert 
fort triste étoit un officier que j’avois eu souvent 
occasion de voir chez Boers; je voulus l’aller vi- 
siter , et mettre à profit cette occasion d’examiner 
à loisir le fond de la baie. Non seulement, il me 
reçut avec affection ; mais , sous prétexte qu’il me 
falloit du teras pour remettre en ordre la petite 
collection d’insectes et d’oiseaux qui étoit le fruit 
de mon voyage , il exigea que je passasse auprès 
de lui quelques jours. Je cédai h son invitation , 
plein du désir de visiter le Cap-Falso et lu rive op- 
posée à la baie. Une chaloupe de pêcheur, que je 
trouvai m’y conduisit le lendemain de bon matin. 
En parcourant toute cette partie , j’y vis avec éton- 
nement ces dunes immenses de sable et de coquil- 
lages, qui, formées visiblement par la mer, lui 
servirent de rivage par la suite , et en sont aujour- 
d’hui fort éloignées. Ces monumens irrécusables 
de son séjour , m’ont convaincu que cette mer pé- 
nétroit autrefois dans cette portion devenue terre 
aujourd’hui, et qu’elle s’y élevoit à une grande 
hauteur; qu’elle s’en est retirée fort loin; et que 
par conséquent, elle perd chaque jour, quoique 
chaque jour elle semble devoir gagner par la fré- 
quence des orages et la violence des vents qui , 
presque sans i.iterruption , la poussent contre ces 


pO VOYAGE 

côtes. A mon retour , je passai encore deux jours 
chez l’officier de garde à Falso. Il ne me falloir 
que quatre heures, tout au plus, pour retourner 
au Cap par le chemin ordinaire ; mais je me con- 
tentai de renvoyer les deux Nègres qu’on m’avoit 
prêtés, chargés des différens objets que j’avois 
amassés , et voulus n’y revenir qu’en côtoyant les 
bords de la mer; et suivant les sinuosités des poin- 
tes et des anses, h commencer par la pointe aux 
nautiles , et revenant par la côte ouest. 

Ce voyage , malgré sa courte durée , fût accom- 
pagné de fatigues que je n’avois pas prévus. A cha- 
que pas j’etois arrêté par quelque obstacle. Tantôt 
c’étoit une roche saillante qui, tout-à-coup, se 
présentoit à moi : et alors il me falloir l’escalader 
avec mon Hottentot , aidé par lui , l’aidant à mon 
tour , et risquant sans cesse tous deux de rouler et 
de nous précipiter dans l’abîme. Tantôt c’étoit un 
escarpement rapide qui s’opposoit à notre descen- 
te ; et dans ce cas , nous n’avions d’autres ressour- 
ces que de nous abandonner à la pente , en glissant 
sur le dos, au risque d’être meurtris et déchirés 
par notre chute. Quelquefois , après bien des sueurs 
et des peines, je me trouvai en face d’une crique 
ou d’une anse qui , s’enfonçant entre deux hautes 
roches , me fermoit tout-à-coup le passage et m’o- 
bligeoit à de longs et fatigans détours, dont le moin- 
dre inconvénient étoit une perte de tems bien con- 
trariante. 

Cependant mon voyage s’acheva enfin heureuse- 
ment. Mais ce n’est pas ici le lieu d’en donner les 
résultats. L’excursion que je fis postérieurement 
jusque sous le tropique m’a mis à portée de con- 
noître d’autres faits du même genre ; et de me con- 
vaincre irrésistiblement, que ce n’est point seule- 


ENAFRIQUE. pT 

ment la pointe méridionale d’Afrique qui a été 
couverte en partie par la mer , mais ses montagnes 
intéricui'es , très-avant dans les terres. Au reste, je 
publierai un jour mes remarques et mes réflexions 
h ce sujet. Pour le moment, je me contenterai 
d’observer que les idées dont je donne ici l’ap- 
perçu deviennent si évidentes, quand on a visité 
les côtes de la colonie, qu’elles ont frappé jusqu’aux 
Hottentots mômes ; et il est vraisemblable que la 
Table, ainsi que les deux montagnes voisines et 
toutes celles qui forment la chaîne jusqu’au pro- 
montoire, furent autrefois une île séparée du con- 
tinent par un bras de mer , lequel communiquoit 
de la baie de la Table à la Baic-Falso , et les unis- 
soit ensemble. Il est difficile de se refuser à regar- 
der cette conjecture comme une vérité, quand on 
parcourt la plaine basse qui, aujourd’hui fait le 
chemin de l’une à l’autre baie, et qu’on voitqu’elle 
n’est qu’un mélange de sable et de coquillages à- 
demi décomposés. 

A ce fait évident , j'en ajouterai un autre , c’est 
que cette partie d’Afrique , que je prétends, et avec 
juste raison, avoir été une île, en a formé trois 
très-distinctes. J’en ai eu la preuve eu traversant la 
chaîne des montagnes granitiques dont j’ai parlé ci- 
dessus. Lh, j’ai vu deux longs défilés dirigés de 
l’est à l’ouest , et qui très-probablement furent jadis 
des détroits. Celle qui aboutit dans le fond de la 
Baie-Falso , est encore couverte de dunes; l’autre, 
aboutit à la Baie-aitx-Bois. Pour les indiquer h 
mes lecteurs , j’ai eu soin de les ponctuer tous deux 
sur ma carte. Au reste, leur nivellement n’étant 
pas le môme, on ne peut douter qu’ils n’aient été 
formés en différens teins. Quelqu’ancienne que soit 
cette époque , il en est pourtant une plus reculée 


Ç2 VOYAGE 

encore, à laquelle la Table elle-même, quoiqu’ex- 
cessivement élevée au-dessus du niveau de l’océan, 
paroît néanmoins avoir été couverte en partie d’eau 
de la mer. 

Quant à Thistoire naturelle de toute la partie que 
je venois de parcourir , j’avouerai franchement que 
je m’en étois fait une plus grande idée ; car en oi- 
seaux, je n’y ai vu que des especes qui se trouvent 
en abondance dans tout le district de Constance , 
Ronde-I^osch et Nieuw-Land; et elles sont même 
là plus faciles à trouver que sur ces hautes mon- 
tagnes très-pénibles à escalader ; une seule me pa- 
rut habiter de préférence les roches escarpées ; c’est 
un pic particulier, qui est de la grosseur de nos 
pics- vert, et dont le ventre est rougeâtre. La na- 
ture qui ne se borne point aux règles générales, et 
prend plaisir h soigner les moindres détails, se 
jouant des systèmes de nos méthodistes , a donné 
à celui-ci des mœurs entièrement différentes de 
celles que nous connoissons à tous les oiseaux de 
ce genre; car il ne grimpe jamais le long des ar- 
bres, mais se perche, comme les autres volatiles, 
sur les branches latérales , et cherche sa nourriture 
dans la terre où il enfonce son bec et sa longue 
langue armée d’un dard , pour en arracher sa proie , 
ainsi que les autres pics le pratiquent sur les troncs 
vermoulus. Les seuls quadrupèdes qui habitent ces 
hauteurs, sont, outre les bavians, 1er Kaînsi des 
hottentots, ou Klip-Springer des colons Hollan- 
doîs ; c’est une ga/tclle qui ne se trouve que sur les 
rochers les plus inaccessibles, et dont je parlerai 
ailleurs. On trouve dans les bas-fonds et les vallées , 
notamment sur les bords du petit ruisseau qui se 
jette dans la Baie-aux-Bois , quelques Giys-BocA 
et des Buyhers, deux espèces dont il a déjà été 
fait mention. 


( 


/ 


EN AFRIQUE. 93- 

J’cntendois tous les soirs hurler les hicnnes, 
mais je n’en ai jamais rencontré en plein jour; une 
seule fois j’entrevis une panthère dans les dunes 
des environs de Falso ; j y vis aussi quelques per- 
drix de la grande espèce , nommée au Cap , très- 
improprement, faisan. Les arbustes et les plantes 
sont en grand nombre sur ces montagnes ; mais les 
botanistes Tumberg, Paterson et Sparmann en ont 
suffisamment parlé. 

En quittant le logement que j’^avois au Cap chez 
Boers, j’en avois accepté un de Gordon, quoi- 
qu’avec mes projets je dusse l’occuper fort peu de 
tems. A peine y fus-je instalé que je commençai à 
travailler aux préparatifs de mon départ; et donnai 
même quelques ordres pour mes voitures et mes 
bestiaux. Mais le colonel , qui connoissoit les pays 
par lesquels j’allois commencer mon voyage, et 
qui lui-même 'les avoit parcourus en partie avant 
moi, m’arrêta, en m’assurant que je ne trouverois 
que des déserts arides , ou infailliblement je mour- 
rois de soif avec toute ma caravane .* si je m’expo- 
sois à partir avant la saison des pluies. 

Cette raison me détermina. Comment ne pas 
croire aux conseils d’un homme sage et éclairé, 
qui ne parle que d’après son expérience ! Ma con- 
fiance en lui étoit telle , que je ne^ songeai pas 
même à lui faire une objection; à la vérité, il avoit 
voyagé au nord du Cap, comme je me préparois 
à lé faire ; mais n’ayant pas à suivre la même route 
que lui, le conseil ne me cpnvenoit nullement; et 
je ne l’ai que trop éprouvé. J’invite donc les per- 
sonnes qui entreprendroient la même excursion que 
moi, à ne pas suivre mon exemple, et à partir 
du Cap dans les fortes chaleurs, ou au moins h di- 
riger tellement leur départ que pendant l’été du 


^4 VOYAGE 

pays, c’est-à-dire, depuis novembre jusqu’en fé- 
vrier, elles se trouvent à une latitude plus élevée 
que celle des frontières de la colonie. Je détaillerai 
ailleurs les raisons que j’ai pour parler ainsi ; et l’on 
verra tout ce que m’a coûté de malheurs un voyage 
entrepris à contreteras. 

Nous étions alors en janvier ; et, d’après le con- 
seil , je ne devois partir qu’en mai. Il est vrai que 
ce retard m’engageoit à mettre dans mes prépara- 
tifs plus de tranquillité, plus de soins, et même 
plus d’économie : d’un autre côté , il me procu- 
Toit la facilité de compléter, autant qu’il étoit en 
moi, une collection des animaux de la colonie. 
Mon désastre dans la baie de Saldanha avoit beau- 
coup nui à cette entreprise; et, puisque je me 
trouvois à portée de l’achever , je ne devois point 
en laisser échapper l’occasion. 

Ceux des Hottentots que j’avois gardé à mon 
service depuis mon premier voyage , étoient dans 
le Grocne-Kloof, occupés à la garde et au soin 
de mes bœufs. J’allai visiter le troupeau et les gar- 
diens; et fus satisfait des uns et des autres. Seu- 
lement ayant remarqué que parmi mes bêtes il s’en 
trouvoit trois ou quatre qui avoient été trop fati- 
guées de leur première route pour pouvoir soute- 
nir les travaux d’une seconde , je les réformai. Gor- 
don me prêta quatre bœufs très-bons qu’il avoit ra- 
menés de sa dernière course, et j’en fis, outre 
cela, l’emplette d’un attelage nouveau qui me coûta 
cent vingt-cinq rixdalers. Quant à mes gens, non- 
seulement tous me montrèrent le plus grand em- 
pressement à m’accompagner ; mais ils avoient ins- 
piré la même ardeur à quelques-uns de leurs ca- 
‘ inarades , dont ils me garantissoient le courage et 
la fidélité, qui me faisoient prier par eux d’accep- 


ENAFRIQUE. 95 

ter leurs services. Pouvois-jc prévoir que des pro- 
testations si séduisantes sedémendroicntpar la suite? 

Au Cap , j’éprouvai , de toutes parts , des bon- 
tés ; les amis de Boers , devenus plus particuliè- 
rement les miens, depuis son départ, s’empressè- 
rent h l’envie de m’offrir chacun quelque cadeau, 
soit pour mon approvisionnement , soit pour le 
complcttement de mon équipage. L’épouse de Gor- 
don se réserva le privilège exclutif du sucre et des 
provisions de bouche qui m’étoicnt nécessaires; 
tandis que son mari, militaire jusque dans ses ca- 
deaux , me pria d’accepter une canonnière neuve , 
et les services de l’armurier de son régiment pour 
remonter et remettre en état tous mes fusils. Van 
Gcnep , le capitaine du port , qui avoir succédé 
à Staaring , comrhanda pour moi dans ses attcliers 
une très-belle tente avec laquelle il remplaça la 
mienne , qui , depuis les pluies continuelles que 
j’avois éprouvées dans les pays d’Auteniquoi , étoit 
hors d’état de me servir. Le commandant d’artil- 
lerie Gilkin, et les officiers de la garnison m’en- 
voyèrent une quantité considérable de poudre. En- 
fin , tout le monde voulut donner ; et au zèle que 
chacun y mit, on eût dit que mon voyage étoit 
une entreprise publique à laquelle chaque habitant 
vouloit contribuer pour quelque chose , selon ses 
facultés. 

|emc crus honoré des moindres cadeaux, et me 
fis'un devoir de les accepter tous. Mais parmi ceux 
de ce genre , je ne dois pas oublier d’en citer un , 
que Gordon ajouta, en plaisantant, aux siens : c’é- 
toit trois bonnets de grenadier , dont les plaques 
en cuivre doré , mais moins hautes que celles des 
grenadiers françois , représentoient le lion comonné 
qui forme l’écusson de la Hollande. Gordon savoir 


gS VOYAGE 

que ces objets flatteroicnt infiniment quelque chef 
de sauvages, et m’ateireroient la bienveillance des 
hordes si je parois leurs chefs avec un de ces bon- 
nets. 

J’en ai fait usage, comme on le verra dans la 
suite , en divers lieux de l’Afrique intérieure , et 
j’ai eu lieu de regretter plus d’une fois des objets 
de curiosité tout aussi rares pour des sauvages, et 
qui m’auroient facilité des communications dont on 
tenteroit envain de s’ouvrir la voie par d’autres 
moyens que ceux que je propose. En général, et 
je ne dois pas me lasser de le répéter, ce n’est, 
pour ainsi dire, qu’avec des amusettes qu’on se con- 
cilie l’amitié des hommes de la nature ; je ne sais 
quel sentinjent de mépris et d’indignation s’empare 
de moi toutes les fois qu’il m’arrive de rencon- 
trer dans des relations de voyage chez les sauva- 
ges, des histoires de massacre et de guerres, dont 
bien souvent on ne rougit pas de s’avouer les fau- 
teurs, et qu’on présente aux Européens comme 
des prouesses dignes d’un grand renom, et qui mé- 
ritent de trouver des imitateurs. Pour moi, je l’ai 
déjà dit, ma logique, à cet égard, est bien dif- 
férente : on s’en convaincra de plus en plus, lors- 
qu’on aura le complément de mes voyages; il me 
seroit aisé aujourd’hui, mieux éclairé moi-même, 
d’éviter jusqu’à la* pensée d’une aventure qui dut 
coûter la vie à des hommes. C’est au nom de l’hu- 
manité que je m’élève en ce momen; contre l’im- 
prudente jactance de ces voyageurs qui se promet- 
tent d’aller h quatre mille lieues du sol qui les a 
vu naître , soumettre à coups de sabre leurs sem- 
blables, et leur fliire adopter jusqu’à leurs capri- 
ces les plus ridicules. L’homme naturel n’est ni 
bon ni méchant; la société Iseule peut le rendre 

pervers. 


E N A F R I Q U E. 97 
pervers. Il ne faut pas pcii d’adresse et de sincé- 
rité pour savoir se dépouiller tout d’un coup de 
ses préjugés, et pour s’élever au niveau de ceux 
dont on a besoin de conquérir et la confiance et 
l’amour. 

Je n’avois pas attendu le moment de mon dé- 
part , pour me pourvoir des marchandises d’échange 
qui , dans ma route, pouvoient me devenir ou avan- 
tageuses ou nécessaires. Chaque fois qu’un vaisseau 
avoir apporté au Cap quelques quincailleries, je 
in’en étois procuré un assortiment, et mes précau- 
tions avoient même été prises d’assez loin, pour 
n’avoir à ce sujet aucune inquiétude. Mes provisions 
de plomb, de tabac, de veroteries, de clous ^ et 
sur-tout de couteaux et de boîtes à amadoux, étoient 
faites; et comme mon voyage devoir durer plus que 
le premier, je les avois plus que doublées; me re- 
servant de les augmenter encore, si mes chariots, 
au moment du départ, me laissoient de la place. 

Ma batterie de cuisine m’ayant déjà suffi , je ne 
crus pas devoir y ajouter. Seulement je changeai une 
partie de ma porcelaine contre quelques pièces pa- 
reilles en étain d’Angleterre. Il me souvenoit encore 
de l’accident qu’avoir essuyé la mienne quand la 
charrette qui la portoit culbuta dans une rivière. 
Ces sortes de commodités sont peu de chose en 
elles-mêmes; mais quand l’habitude les a rendues 
nécessaires, on ne se voit pas sans humeur dans l’im- 
possibilité d’y suppléer. 

Je ne doi^ pas oublier de parler ici d’objets non 
moins essentiels , et dont je fis une ample provi- 
sion ; ce sont des aiguilles , des épingles et des étuis , 
ainsi que quelques aunes de ruban et plusieurs dou- 
zaines de mouchoirs des Indes, et notamment ceux 
d’une couleur rouge ou bleue ; tous ces articles que 
Tome I. G 


98 V O Y x\ G E 

les femmes ou filles des colons demandent sans cesse 
aux voyageurs , sont nécessaires pour gagner leur 
affection, et quelque chose de plus meme quand 
l’occasion s’en présente. J’emportois aussi, fort mal- 
à-propos , une caisse remplie de serrures et de ca- 
denats , croyant avec ces objets rendre service à 
cubiques hahitans de l’intérieur; mais ce qui m’eut 
fait grand plaisir dans mon premier voyage, me de- 
vint inutile dans celui-ci, puisque je n’ai trouvé 
l’occasion tle placer qu’une seule serrure chez un 
colon de Nameroo; et encore, je crois qu’il ne 
l’accep-a que pour ne pas me désobliger; car j’a- 
vouerai bonnement qu'en la lui donnant, j’ignorois 
moi-meme où il la poseroit , puisqu’il n’y '^avoit à 
sa maison que deux ouvertures, dont l’une, qui 
servoit de porte, étoit bouchée, la nuit seulement, 
avec une peau de bœuf, et l’autre , tenant lieu de 
fenêtre, se fermoit avec le fend d’un vieux ton- 
neau. Sachant combien le tabac en poudre étoit 
recherché des femmes, jem’cn munis aussi de plu- 
sieurs livres. Quelque minutieux que pourront pa- 
roitre cos détails, Futilité dont ils pourront être 
pour d’autres voyageurs qui entreprendroient les 
mêmes courses, m’ont fait une loi de ne pas les 
passer sous silence. 

J’avois appelé Swanepocl à la ville pour prési- 
der à mes emballages, et le consulter sur mes ap- 
provisionnemens. Son intelligence en ce genre, pou- 
voit m’être très-utile; et, en effet, il me rappela 
certaines circonstances où, faute d’outils nécessaires 
nous nous étions trouvés dans le plus grand em- 
barras. Pour n’avoir plus à craindre de pareils incon- 
véniens, je lui donnai l’inspection générale de tous 
mes préparatifs, et le chargeai de faire un bon as- 
sortiment de tout ce qui pouvoit m’être utile, pour 


/ 


E N A F R I Q U E. 99 

que rien ne nous manquât en route. Après avoir 
rempli les fonctions de son intendance , il sc rendit 
sans retard à la horde de Klaas, pôur le prévenir 
du jour de mon départ, et lui donner rendez-vous 
dans le Swart-Land chez mon ami Slabcr ^ où je 
coraptois rassembler toute ma caravane, et où de- 
puis long-tems déjà une de nos voitures m’avoit 
dévancé. 

Des Hottentots qui m’avoient suivi dans mon 
premier voyage, il n’y en avoir que huit dont j’eusse 
été constamment satisfait ; il n’y eut aussi que ces 
huit que je voulus conserver, qt que je fis avertir. 
En vain d’autres vinrent, avec instance, me sup- 
plier d’accepter leurs services, je les refusai tous. 
Pour les remplacer, Swanepoel à son retour me 
proposa quelques braves de sa connoissance , dont 
il me répondoit; dans ce nombre étoient deux bons 
tireurs qu’il avoir cru pouvoir me devenir utiles ; 
et qu’en effet j’acceptai sans hésiter. 

Il ne tenoit qu’à moi de grossir ma troupe de 
plusieurs personnes. Comme tout le monde savoic 
au Cap que mon premier voyage avoir été heu- 
reux, qu’il ne m’étoit arrivé d’autrps accidens que 
ceux qui sont inévitables dans une pareille entre- 
prise, beaucoup de Colons et d’Européens vinrent 
me solliciter pour obtenir de moi d’être du second. 
Je ne puis dire tout ce qui me jfut fait d’instances 
à ce sujet ; mais , toujours fidèle à mes principes , 
déterminé plus que jamais à rester parfaitement li- 
bre dans mes opérations, je ne me laissai ébranler 
ni par les considérations personnelles , ni par les 
prières ; et sous différens prétextes , adoucis par les 
égards de l’honnêteté , je trouvai moyen de me dé- 
barrasser de tous les solliciteurs. 

De ce nombre étoit spécialement un certain Pi- 

G a 


lOO VOYAGE 

nar, chasseur déterminé, grand coureur de bois, 
et renommé sur-tout pour son adresse à la chasse 
des éléphans. Cet homme, à qui ses hauts-faits en 
ce genre , avoient acquis dans la colonie une cer- 
taine célébrité, et dont on racontoit cent prouesses 
toutes plus racrvcilleuses les unes que les autres, 
m’avoit aussi proposé de m’accompagner ; et au ton 
de confiance avec lequel il se présentoit , il me pa- 
rut convaincu que je .devois me trouver heureux 
d’avoir avec moi un héros de son mérite. J’osai le 
remercier cependant; et l’on jugera si j’eus tort, 
quand on saura qu’ayant eu le malheur de le ren- 
contrer dans ma route , il manqua de faire perdre 
la vie à mon vieux Swancpoel. 

Je fus tenté néanmoins de faire une exception 
en fliveur d’un jeune chirurgien qui paroissoit très- 
empressé de me suivre. Le talent d’un homme de 
cette profession pouvoir, dans le besoin, devenir 
très-utile à ma caravane et à moi. D’ailleurs , obligé 
à des relations avec les peuplades sauvages chez 
lesquelles j’allois passer , je me mettois à portée 
de leur administrer des secours qui ne pouvoient 
qu’augmenter leur bienveillance et leur affection 
pour moi; et je ne me rappellois pas sans douleur, 
ce malheureux Gonaquois , que j’avois vu dans sa 
hutte , abandonné à des douleurs horribles , sans 
avoir pu, faute de connoissances en médecine, sou- 
lager ses souffrances. 

D’un autre côté, j’avois à craindre pour le cou- 
rage de mon esculape , les fatignes et les dangers 
du voyage. Que devenir s’il se rebutoit? Il m’eût 
donc fallu alors retourner sur mes pas , et me rap- 
procher de la colonie pour l’y déposer ; car cer- 
tainement je lî’aurois point voulu l’abandonner seul 
au milieu des déserts. 


EN AFRIQUE. 10 1 
Dans cette perplexité , il me vint une idée qui 
paroît sans peine h cet inconvénient, et qui nous 
conservoit à tous deux notre indépendance person- 
nelle : c’étoit d’avoir une voiture et des gens à 
lui, afin que si l’envie lui prcnoit de rétroptdcr, 
il pOit le faire librement, sans suspendre ni gêner 
en rien ma marche. Cet arrangement nous inettoit 
tous deux fort à l’aise. Je le proposai, et j’y atta- 
chai exclusivement mon consentement d’associa- 
tion ; mais il ne fut point accepté , et je n’y songeai 
plus. 

D’autres motivoient leur improbation d’après le 
caractère prétendu des peuplades africaines, peu- 
plades qu’ils SC représentoient comme formées de 
monstres féroces et d’antropophages,- chez lesquels 
je devois bientôt et infailliblement trouver la mort. 
Pour moi , qui crois connottre l’homme sauvage 
beaucoup mieux que tous ces beaux diseurs , dont 
les instructions superficielles ont été puisées dans 
des livres mensongers ; je n’avois nullement craint 
le danger qu’on m’annonç^sit. J’ai été à portée d é- 
tudier la nature humaine ; par-tout elle m’a^ paru 
bonne ; et par-tout aussi je l’ai vu hospitalière et 
amie, quand on ne l’offcnsoit point; et j’affirme ici, 
d’après ma conviction intime, que dans ces con- 
trées prétendues barbares, où les blancs ne se sont 
•• pas rendus odieux , parce qu’ils ne s’y sont jamais 
présentés , il m’eût suffi d’offrir la main en signe de 
paix, pour voir aussi-tôt les Africains la presser 
affectueusement dans les leurs et m’accueillir com- 
me leur frère. Si je voulois obtenir d’eux quelques 
services, ou me procurer des échanges, n’avois-jc 
pas dans mon eau-de-vie , ma quincaillerie et mon 
tabac, des moyens de commerce très-avantageux. 
Eh ! quel est le noir qui ne m’eût cédé avec trans- 


102 . VOYAGE 

port tout ce qu’il possédoit , pour des marchandises 
dont l’acquisition lui eût donné et les objets les 
plus nécessaires et les jouissances les plus délicieu- 
ses qu’il connoissc, Je le répète, si j’ai été contrarié 
dans mes projets , ce ne sont point les hommes , 
mais les saisons que j’en accuse ; et cette contra- 
riété du ciel, j’ai commencé à en ressentir les ef- 
fets, dès le moment de mon départ. 

lûans tous les tems de l’année , les chemins du 
Cap sont mauvais; et par leur état habituel, on 
peut juger de ce qu’ils dévoient être dans un tems 
de pluie déjà commencé. A peine étois-je à uii 
demi-quart de lieue de la ville , quand un de mes 
chariots lut entraîné dans un trou , et versa dans 
la boue , sans qu il fut possible aux dix bœufs qui 
formoient son attelage, ni à la résistance des Hot- 
fcntots qui le conduisoient d’arrêter sa chute. 

En un instant mon accident fut su au Cap ; et 
bientôt je vis amver une foule d’habitans, attirés 
les uns par la simple curiosité, les autres par le 
désir de m’être utiles : j’avois clfectivemeÀt besoin 
de secours pour remettre la voiture sur ses roues; 
mais il n’étoit pas possible de la relever sans la dé- 
çharger entièrement; et d’un autre côté les caisses 
étoient si grandes et si lourdes qu’on ne pouvoir 
les déplacer et les replacer qu’à force de bras. Il 
fallut donc les vider en place. Chacun m’aida ; à 
mesure qu’on tiroit mes effets, on les déposoit au- 
tour du chariot, dans les endroits les moins boueux. 
En peu de teins J tout l’espace qui nous entouroit 
en lut couvert, et ce que j’emportois se trouva 
étalé aux yeux de tout le monde. Enfin, cependant 
je parvins à remettre jes choses en pjace, entrepris 
ma route; mais non sans beaucoup de réflexions 
affligeantes de la part des spectatcui’S qui , d’après 


EN AFRIQUE. 103 
l’accident par lequel je débutois, présageoient mal 
de mon voyage. 

Leurs pronostics ne se vérifièrent que trop ; et 
bientôt j’eus lieu d’en craindre l’accomplissement, 
par une contrariété nouvelle que j’éprouvai. 

L’aventure de mon chariot avoit consumé ma 
journée presque toute entière. Il étoit déjà trois 
heures et demie, avant que je pusse me remettre 
en route ; je me trouvois dans les jours les plus 
courts de l’année, et j’avois à craindre, si mes voi- 
tures marchoient de nuit, de nouveaux accidens 
plus fâcheux encore que le premier.^ Pour pré- 
venir ce malheur, je pris le parti de m’arrêter à la 
chute du jour, et fis dételler dans le Groene~Va- 
ley. (le lac verd) à deux cents pas d’une habi- 

tation. „ . . J 

Te vois dans toutes les cartes d Afrique , et clans 
toutes les relations du Cap de Bonne-Espérance, le 
mot hollandois mley , traduit par vallée ; c’est une 
erreur de tous les traciuetcurs. Le mot vaky , signi- 
fie au Cap, lac, ou mare, et non pas une vallée, 
qui en hollandois est Kioof. 

Ce manoir appartenoit au Gouverneur. Sowbaas ^ 
■ou économe , m’avoit vu arriver ; et pendant qu’on 
détclloit mes bœufs, il s’étoit tenu tranquillement 
sur le pas de sa porte. Mais ils n avoient pas ete 
plutôt lâchés, qu’à l’instant il avoit donné ordre 
aux Hottentots et aux Nègres qu’il commandoit, 
d’aller les saisir, et de les amener à la ferme. Je 
venois en ce moment de faire allumer un feu. Sur- 
pris de la conduite des esclaves, je courus au baas 
pour lui en demander l’explication ; il me répondit 
qu’il existolt des ordres particuliers du gouverne- 
ment, qui défendoient à tout colon de dételler dans 
l’arrondissement du domaine de son maître , et qu en 

G 4 


104 VOYAGE 

conséquence il confisquoit tous mes bœufs ; excel- 
lente logique pour un fripon. 

Je n’étois pas colon, et par conséquent le régle- 
ment ne pouvoit en aucune façon me regarder. 
Comme étranger, il nfétoit pardonnable de ne pas 
le connoître ; mais à ce titre d’étranger et de voya- 
geur, j’avois du gouverneur lui-même des lettres 
particulières, par lesquelles il enjoignoit h tous les 
habitans de la colonie , non-seulement de ne me 
contrarier en rien dans mon voyage, et de me lais- 
ser un passage libre par-tout où la curiosité me 
porteroit; mais encore de me prêter, au nom de 
l’administration , tous les secours dont je pourrois 
avoir besoin. Je représentai tour cela au baas. Je 
lui fis observer que quand mes bœufs avoient été 
arrêtés, ils étoient dans les dunes, et par consé- 
quent hors des limités privilégiées du domaine. 
Enfin , je me plaignis h lui de la mauvaise foi ma- 
nifeste qu’il montroit h mon égard ; puisqu’au lieu 
de m’avertir quand il m’avoit vu dételler, il s’étpit 
contenté de me regarder tranquillement, comme 
s il se fut applaudi de me voir tomber en contra- 
vention. 

A toutes ces remontrances, il répliqua qu’il 
avoit le droit de confisquer mes attcllages; et en 
eifet , la capture eût été bonne pour lui. Lassé 
de sa morale inique, je pris un autre ton; et avec 
toute 1 énergie dont est capable un homme hon- 
nête , quand^ on a échauffé sa colère , je fis com- 
prendre h 1 économe qu’il étoir un fripon. Pour 
toute réponse, il ordonna aux esclaves de rassem- 
bler mes bœufs et de les conduire à une lieue de 
là , sur une autre habitation du gouverneur. Alors 
je ne pus contenir mon indignation ; et mettant en 
joue avec mon fusil à deux coups, je criai tout 


EN AFRIQUE. 105 
haut que si un seul homme s’avisoit seulement de 
porter la main sur un de mes animaux, je leur fai- 
sois sauter la cervelle à tous les deux. 

Cette menace contint tout le monde. Baas et es- 
claves, également intimidés, restèrent en place sans 
oser remuer. Je les laissai dans cette attitude , et 
tandis qu’à peine ils osoient bouger , je me fis ap- 
porter mon écritoire pour instruire le fiscal de ce 
qui venoit de m’amver; puis faisant monter à che- 
val Swanepoel, je lui ordonnai d’aller à la ville 
porter ma lettre. A ce mot de fiscal, le baas trem- 
bla; il craignit que si mes plaintes parvenoient à 
,son maître, on ne le destituât de sa place. Il me 
supplia instamment de suspendre le départ de Swa- 
nepoel , ordonna aux siens de remettre sur-le-champ 
mes attellages en liberté , et rejettant les torts de 
sa conduire, sur la rigueur des ordres dont il étoit 
chargé , il m’en fit les plus humbles excuses. 

Peut-être, en effet, les ordres qu’alléguoit ce 
misérable , étoient-ils réels ; car s’il est des valets 
d’une grande bassesse, il est des maîtres d’une ava- 
rice bien sordide. Cette considération m’empecha 
de demander justice du baas; après tout, puisque 
mes bœufs in’étoient rendus , que me falloit-il da- 
vantage ? 

Cependant, comme je ne pouvois trop compter 
sur le motif qui avoit dicté les excuses de cet hom- 
me , je crus devoir prendre une précaution par rap- 
port à mes animaux. Les lâcher pour paître pen- 
dant la nuit, c’ étoit courir le risque que le baas, 
changeant de résolution , les fit enlever à mon insçu, 
ou qu’il s’en prit à moi du dégât qu’effectivement 
ils pouvoient commettre. Je les fis donc tous at- 
_ tacher autour de mes chariots , et je plaçai près 
' d’eux quelques sentinelles armées pour les défendre. 


lo6 VOYAGE 

Le lendeimin, au point du jour, je me remis 
en marche pour gagner le Grocne-Kloof ( la Val- 
lée verte ) , canton ainsi nommé pour l’excellence 
et la beauté de ses pâturages. C’est un des postes 
de la Compagnie; et ‘c’est là qu’elle fait .engrais- 
ser des bœufs , tant pour la fourniture des bou- 
cheries de la ville, que pour l’approvisionnement 
des vaisseaux qui vont aux Indes ou qui en revien- 
nent. Le jour suivant , je traversai le Bavians-Berg 
et le Dassen-Berg, et j’entrai dans le Swart-Land. 
Quoique les chemins fussent toujours également 
mauvais, cependant ils cessoient d’étre dangereux 
pour mes voitures, parce que nous marchions sur 
le sable. Sûr de n'avoir plus à craindre qu’elles 
versassent et impatienté de la lenteur avec laquelle 
elles avançoient, je piquai mon cheval, et pris les 
devants pour arriver chez mon ami Slaber. 

Il étoit incommodé en ce moment , et afFoibli 
par une dissenterie violente; maladie qui, dans les 
pays chauds, est toujours dangereuse, mais qui 
l’est bien davantage encore pour les personnes âgées. 
Je me jetrai dans ses bras, il me serra dans les 
siens; et à la joie qui parut renaître sur son vL 
sage , je vis que ma présence lui rendoit des for- 
ces, et sembloît adoucir son mal. Cet effet subit 
d’une apparence de guérison combla de joie sa fa- 
mille , et ajouta à celle qu’elle parut ressentir de 
me revoir. Au milieu de leurs amitiés et de leurs 
caresses, Klaas vint me faire les siennes. C’étoit 
chez Slaber que je lui avois donné rendez-vous ; 
il étoit arrivé la veille, avec plusieurs Hottentots, 
ses camarades; gens sûrs, qu’il avoir choisis pour 
m’accompagner, et qu’il me présenta. De leur côté, 
les filles de Slaber me remercièrent avec l’affection 
la plus tendre, de la distraction que je venois ap- 


EN AFRIQUE. lO/ 

porter aux maux de leur père ; mais pour en pro- 
longer et en accomplir totalement l’eflct, elles me 
prièrent de passer auprès de lui quelques tcms. En 
vain je représentai tout l’embarras qu’alloit leur 
causer cet attirail immense que je traînois avec 
moi; elles redoublèrent d’instances, et me pressè- 
rent avec tant d’amitié , qu’il fallut céder. Com- 
ment résister à des filles charmantes, qui, me solli- 
citant en faveur de leur père , me demandoient 
pour lui, comme une grâce , ce que je devois re- 
garder comme un bienfait pour moi. 

Au Cap les mœurs européennes ont introduit 
dans les sociétés les différens jeux usités en Eu- 
rope j mais ces jeux sont inconnus dans les colo- 
nies; malgré la vie inactive et le désœuvrement 
habituel des habitans ; on n’y voit nulle part ni 
cartes, ni dez; leur seul plaisir est la chasse, encore 
s!y livrent-ils, en général, avec indolence, à moins 
qu’ils n’aient pour spectateurs et pour compagnons 
des étrangers plus emportés qu’eux. 

Je fus donc régalé de la chasse; tous les tireurs 
du voisinage furent appellés; nous battîmes pen- 
dant plusieurs jours toutes les campagnes des en- 
virons. De leur côté , les filles de Slaber n’ou- 
blioient pas leur hôte , et jamais à la cour d’Alci- 
noüs on ne fût l’objet de soins plus assidus et plus 
touchans. Elles paîtrissoient et préparoieni pour 
moi des gâteaux secs , des biscuits , de petites pâ- 
tisseries, pour les ajouter à mes provisions : trop 
délicieuses friandises que j’aurois dû réserver pour 
des moraens de détresse et de famine, et qu’à la 
manière des enfans, je m’empressai de dévorer et 
de partager h tout mon monde. 

Nos battues et nos chasses me préparoient à des 
fatigues plus longues; je m’y croyois déjà livré; 


108 VOYAGE 

je n’avois pas négligé le soin d’organiser ma cara- 
vane ; pour l’accoutumer de bonne heure à la dis- 
cipline sévère que je voulois , s’il étoit possible , 
qu’elle observât cette fois dans mon voyage, je 
Pavois fait camper dans une- plaine peu éloignée 
de l’habitation et sous l’inspection du vieux Swa- 
nepoel; je lui recommandai d’y faire faire le service 
avec la plus grande exactitude , comme si nous 
avions eu à redouter des voisins malfaisans. Je ne 
laissois pas d’y porter moi-môme le regard du maî- 
tre , et j’observois sur-tout avec attention les nou- 
veaux venus que m’avoit procuré Swancpoel; je 
craignois sans cesse d’avoir à m’en plaindre , et que 
leur ardeur ne fut ralentie avant même d’en avoir 
fait l’essai. Il n’est pas jusqu’à mes bœufs et mes 
chevaux qu’il ne me parût instant de rendre à des 
habitudes naturelles ; on les amena dans le camp : 
mes chèvres aussi furent attachées tous les soirs, 
avec le bouc , autour de mes voitures. Ce specta- 
cle nouveau pour cette famille bicn-aimée des Sla- 
ber, l’intéressoit vivement; et les jeunes filles me 
proposoicnr souvent de voyager et de camper avec 
moi ; l’une d’elles me persiffloit avec plus d’achar- 
nement que les autres, et prétendoit qu’aucune 
raison ne pouvoir me dispenser de ne pas emmener 
une compagne ; je résistois tout haut à des ins- 
tances dont mon cœur sentoit tout bas la perfidie; 
et je mettois beaucoup de sérieux à repousser celle 
qui bornoit certainement le terme de son voyage à 
l’étendue de mon camp dans sa propre ferme. Au 
' reste , je ne sens pas aujourd’hui sans une sorte de 
déplaisir et de trouble que ce bonheur a manqué a 
mes aventures , et qu’il n’y avoir rien de si aisé 
que de partir, de souffrir, de revenir, de vivre en 
un mot avec moi. 


EN AFRIQUE. ÎOÇ 
Quoique nous fussions en plein hiver , selon la 
manière d’entendre des habitans, c’est-à-dire, dans 
la saison des pluies , nous avions cependant joui 
pour nos chasses du tems le plus favorable ; ces 
pluies n’étant point si fréquentes dans l’intérieur 
qu’elles le sont au Cap dans cette saison : la raison 
en doit être attribuée à l’amas des nuages entraî- 
nées du nord vers la montagne de la Table, et qui 
ne manquent jamais de venir créver sur la ville et 
dans les environs. Nous vivions au sein d’une tem- 
pérature douce, et les journées étoient plus char- 
mantes les unes que les autres. Ces vents terribles 
du sud-est qui souvent désolent toute cette contrée 
avoient fui notre atmosphère ; le ciel étoit pur et 
serein; je m’abandonnois avec délice aux douceurs 
de cette autre Capouc ; j’y devenois solitaire et rê- 
veur. Je regrettois cependant de voir d’aussi belles 
journées s’écouler uniquement h tuer un gibier mé- 
prisable. je me disposois a paitir, loisquun inci- 
dent vînt retarder encore de quelques instans cette 
résolution. Je ne songeai plus au Middelbourg, ce 
fatal vaisseau qui avoit entraîné ma fortune avec 
lui : un fils de Slaber vînt me dire que des voisins 
avoient eu la curiosité d’aller visiter ce qui restoit 
■ de ses débris dans la baie de Saldanha; on avoir 
reconnu distinctement sa carcasse encore entière à 
vingt pieds sous l’eau; la curiosité et l’appas des 
richesses qu’il devoir contenir avoient excité les 
plongeurs à se précipiter dans le goufre où s’étoit 
enfoncé le vaisseau. Leurs peines et leurs recher- 
ches n’avoient point été infructueuses ; plusieurs 
en avoient rapporté des pièces de porcelaine très- 
précieuses ; et de tems en tems de nouveaux plon- 
geurs , enhardis par ceux-là , hasardoient le péléri- 
nage et tentoient de sonder les malheureux flancs 


ITO VOYAGE 

- du Middcibourg. Il m’étok permis, à moi qui avoîs 
perdu sur son bord les seules richesses qui faisoienc 
mon espoir, d en revendiquer aussi quelques par- 
celles ; et n’eussai-je obtenu de mes efforts qu’un 
morceau de cordage ou quelques tessons miséra- 
bles, il me sembloit précieux d’emporter et de 
conserver avec moi dans ces débris un souvenir de 
mon malheur.^ J engageai donc quelques voisins à 
me suivre, et j emmenai des nageurs. La principale 
charge de ce navire consistoit en porcelaine de la 
Chine et du Japon, D’autres colons, à l’exemple 
des premiers, ccoient aUe en pêcher aussi ^ et ils 
en avoient rapporte comme eux. Mais enfin cette 
pechc devenant trop difficile, on y avoit renoncé. 
IVÎoi , je voulus de nouveau la tenter. Le calme 
qui regnoit dans l’air, fivorisoit mon entreprise; 
d ailleurs, ayant avec moi quelques bons nageurs, 
je désirois avoir quelque beau présent de porce- 
laine à fiiirc à mes belles hôtesses, et même à quel- 
ques-uns de ceux de leurs voisins qui, pendant mes 
differens séjours chc2 elles, m’avoient témoitmé de 
l’amitié. 

Je partis donc avec une partie de mes gens et 
de mes nageurs pour le Hoetjes-Baie , cette petite» 
anse où s’étoient retirés nos vaisseaux quand l’es- 
cadre angloise vînt les foudroyer ; le Middelbourg 
étoit elfectivement, comme on me l’avoit dit, assez 
près du rivage et à vingt pieds sous l’eau; on dis- 
tmguoit parfaitement sa carcasse; et la mer étant 
tout-à-lait tranquille, mes plongeurs pouvoient tra- 
vailler sans beaucoup de peine. 

D ailleurs, ils y mirent beaucoup d’ardeur; ils 
ne passoient guère de teins sans retirer quelques 
pièces, qu’ils venoient m’apporter aussi-tôt, et que 
je déposai avec une grande joie sur le rivage. Mais 


EN AFRIQUE. m 
cette foîble capture ne les satisfaisoit pas. L’opé- 
ration étoit, en effet, très-difficile, ainsi que l’a- 
voient éprouvé les colons ; et avant d’arracher une 
pièce, souvent ils se voj'oient obligés de venir plu- 
sieurs fois respirer à la surface de l’eau. 

A la vérité , il y avoit au fond du bâtiment plu- 
sieurs caisses entières; mais elles étoient trop lour- 
des pour qu’un seul d’entre eux pût les soulever. 
Cependant ils eussent été satisfaits de m’en appor- 
ter une : pour y réussir, ils imaginèrent de plonger 
deux à la fois, en se tenant par la main; de travail- 
ler ensemble sur une meme caisse, et de la soulever 
d’un commun effort chacun de son côté. La ma- 
nœuvre réussit. Ils en enlevèrent une et vinrent la 
déposer sur le rivage. 

Enchanté de mon trésor, et très - empressé de 
connoître ce qu’il contenoit, je le fis ouvrir. J’y 
trouvai, à ma grande satisfaction, de très-jolies as- 
siettes , des plats de toutes grandeurs et bien as- 
sortis. D’autres plongeurs m’apportèrent des tasses , 
des jattes magnifiques, aussi précieuses par leurs 
formes agréables que par leur capacité. Mais leur 
séjour sous l’eau les avoit altérées, et la partie 
blanche se trouvoit comme jaspée d’une teinte ver- 
dâtre. Un autre inconvénient, pire encore que ce- 
lui-ci, c’est que la même cause leur avoit fait con- 
tracter une odeur de marée , si nauséabonde et 
si fetide, que ceux de mes gens qui avoient ou- 
vert la caisse ou travaillé à la vider, furent, ainsi 
que moi, attaqués de vomissement. Ce résultat m’ôta 
l’envie d’avoir une caisse nouvelle. D’ailleurs, la 
nuit approchoit. Ainsi , après avoir fait laver ma 
porcelaine, chacun de mes gens prit son fardeau , 
et nous revinmes. 

Je me flattois que cette odeur étrangère n’exis 


112 VOYAGE 

toit qu’à sa superficie. Aussi , à peine arrivé à la 
ferme, mon premier soin fut-il de l’essayer, en 
faisant pendant quelque tems tremper plusieurs piè- 
ces dans de l’eau bouillante mêlée de cendres. Après 
cette épreuve, j’essuyai la vaisselle ainsi lessivée; 
et mis du thé dans une tasse, des alimens sur une 
assiette , du lait dans une jatte. Mais ils y contrac- 
tèrent tout à coup un goût détestable , une saveur 
stercorale qui me fit croire que mon travail alloit 
me devenir inutile. En vain nous tentâmes düTérens 
autres moyens pour en tirer parti , en détruisant 
son odeur et son goût; rien ne put réussir, et je 
ii’y songeai plus. 

Déjà, dans mon dépit, j’avois oublié le lait de 
ma jatte, quand, deux heures après, m’étant avisé 
d’y regarder, je fus fort surpris de le voir tourné; 
il étoit h présumer que toutes auroient la meme 
faculté. J’en éprouvai deux autres , et ma montre 
en main, j’examinai combien il falloir de tems pour 
qu’elles produisissent le même effet. En quatorze 
minutes le lait fut caillé; mais ce qui étoit à re- 
marquer, c’est qu’il n’avoit point de mauvais goût. 
Ce fait fut pour moi un trait de lumière. Il m’an- 
nonçoit que dans ma route, je pouvois prompte- 
ment et à ma volonté , avoir des fromages frais ; 
et la découverte m’étoit trop importante pour n’en 
pas profiter. Pendant mon premier voyage, un heu- 
reux hasard du même genre m’avoit donné du beur- 
re, en changeant le _1^ en cette substance par les 
seuls cahos de la voiture. Avec mes vaches- et mes 
chèvres , j’allois dorénavant avoir sans peine du 
beurre, du fromage, du petit-lait. Je pris donc 
quatre jattes, que j’emportai avec moi, et qui me 
servirent pendant toute ma route. Il est vrai qu’el- 
les ne conservèrent pas toujours leur vertu dans 

toute 


EN AFPvIQUE. it 3 
toute sa force;, au bout de quatre à cinq mois, ' 
elle parut s’affoiblir, et le lait alors se cailla plus 
lentement. Il y eût meme, suivant les degrés de 
température , des circonstances où l’elFet ne s’opéra 
qu’en cinq ou six heures; mais il eût lieu cons- 
tamment, et ne cessa entièrement qu’au bout de 
six à sept mois; cependant les vases gardèrent tou- 
jours leur mauvais goût de marée. ' 

Avant de quitter le Cap , j’avois préparé , pour 
ma fitmille, piusicnrs lettres dans lesquelles je la 
prévenois de mes projets , et lui rendois compte 
de mon second voyage et des moyens que j’avois 
imaginés pour le faire réussir. Il ne m’étoit pas 
possible de lui donner des renscignemens sur la 
route que j’allois tenir, parce que moi-même je 
l’ignorois, et qu’elle dépendoit absolument des cir- 
constances locales qui pouvoient ou me favoriser 
on me contrarier. Je disois seulement qu’en géné- 
ral mon plan étoit de traverser toute l’Afrique du 
sud au nord , en suivant néanmoins les erreraens 
que me dictoit la prudence; que je comptois reve- 
nir en Europe par l’Egypte , ou par les côtes de 
Barbarie , si la voie du Nil m’étoit fermée ; que 
cette entreprise , d’après mes apperçus , pouvoic 
exiger environ six ans, et que pendant ce teins, 
devant être dans l'impossibilité de donner de mes 
nouvelles , on ne devoit prendre aucune inquiétude 
de n’en point recevoir. 

♦ Ces lettres , je n’avois pas voulu les faire partir 
avant d’être certain que rien ne s’opposeroit plus 
à mon voyage. Mais quand je le vis assuré, je les 
envoyai au Cap par Swanepoel , en priant le colo- , 
nel Gordon de les faire parvenir à leur destination 
par le premier vaisseau neutre qui partiroit pour 
l’Europe. 

Tome 1, 




H 


1 14 VOYAGE 

Swanepoel h son retour m’en apporta une de 
Gordon , qui , par un nouveau térnoignage de zèle 
et d’amitié me traçoit Titinéraire que je devois sui- 
vre de point en point. Lui-meme avoit Fait cette 
route avec Paterson,. voyageur anglois. Il connois- 
soit les lieux où je pouvois trouver de l’eau , et avoit 
la bonté de me les indiquer. Non content d’un 
service d’une si grande importance, il cherchoit. 
encore à m’en rendre un autre , en me procurant 
la connoissance de deux personnages bien intéres- 
sans pour un voyage tel que le mien : l’un étoit 
un colon, nommé Schoenmaaker, qui vivoit à la 
hottentocc parmi les Sauvages ; l’autre , un mulâtre 
Hottentot, parlant très-bien la langue namaquoise, 
et par conséquent fort en état de m’être utile , si 
je pouvois l’engager à me suivre. Gordon leur écri- 
voit à chacun une lettre dans laquelle il me re- 
commandoit à leurs soins , et qu’il m’envoyoit sous 
cachet volant, en me chargeant de la leur lire. Il 
est vrai, que ce n’étoit pas une chose facile de 
rencontrer dans leurs déserts ces deux créatures 
errantes. Mais le colonel me donnoit sur eux des 
renseignemens si précis, il m’indiquoit si clairement 
les moyens de les suivre, pour ainsi dire, à la 
piste, qu’en cÔet, arrivé dans leurs cantons, je 
les trouvai, non sans beaucoup de peine cepen- 
dant. 

Que l’amitié est ingénieuse dans ses procédés ; 
et comment pourrai-je rcconnoître jamais tout ce 
que j’ai d’obligation à celle de Gordon ! C’est à ' 
lui , à lui seul que mes gens et moi devons la vie. 
Sans ressource , au milieu d’un désert aride et brû- 
lant, forcé d’abandonner tous mes effets et mes 
chariots, après avoir vu périr par la soif tous mes 
bœufs, l’un après l’autre; réduit enfin à n’avoir, 


EN A F R I Q ü Ë. 115 

avec mes pauvres camarades , que le lait de mes 
chèvres pour toute boisson , je n’attendois plus que 
la mort, ainsi qu’eux; quand je me rappcllai les 
deux nomades que m’avoit indiqué l’habile pré- 
voyance du colonel- Guidé par ses instructions , 
je les cherchai ; j’eus le bonheur de les trouver , et 
nous fûmes sauvés. Mais n’anticipons pas sur des 
momens douloureux, dont la peinture me rappellera 
nécessairement des souvenirs qui ne sont que trop 
amers; cependant m’étoit-il possible de prévoir ou 
de prévenir ces contrariétés? 

Que je dus m’applaudir alors d’une précaution 
que, pendant mon séjour chez les Slaber, m’avoit 
suggéré sans doute un génie favorable ! savoir , 
d’augmenter le nombre de mes chèvres. J’en ache- 
tai plusieurs dans leur canton , et particulièrement 
de jeunes, lesquelles, à la vérité , ne donnoient 
point de lait encore, mais qui bientôt dévoient en 
donner plus que leurs mères. J’ajoutai aussi à mes 
bestiaux trois vaches à lait. Enfin, parmi mes pro- 
visions débouché, je voulus quelques sacs de fa- 
rine ; non que je me flattasse d’avoir ainsi du pain 
frais pendant ma route ; un pareil projet eût été 
insensé; mais au moins il m’étoit possible de me 
procurer des bouillies , des galettes , des gâteaux , 
et ce changement me promettoic une ressource. 
Toute habitude devient insensiblement pour nous 
un besoin : c’est ce que j’avois éprouvé dans le 
commencement de mon premier voyage. Il m’en 
avoit extrêmement coûté de me voir privé de pain 
tout à coup; et j’espérois que dans celui-ci ma 
farine m’en déshabitueroit peu h peu , en attendant 
qu’il fallut y renoncer entièrement ; d’ailleurs , _ si 
des circonstances me mettoient à portée de faire 
pétrir et cuire du pain, la femme de Klaaspouvoit 


Il6 VOYAGE 

me rendre ce service. Elle s’étoit rendue près de 
moi avec lui , dans l’espoir que , repassant peut-être 
par la contrée où il s’étoit attaché à elle , je lui 
procurerois l’occasion de revoir encore sa horde 
et scs amis. Aux yeux du citadin , Cet amour de la 
patrie chez des Sauvages qu’il dédaigne et dont 
l’existence lui paroît souverainement malheureuse, 
■sera sans doute un fait invraisemblable. Il croira 
qu’il n est de bonheur que dans les villes, et de 
patrie qu’où l’on trouve ce qu’il appelle les com- 
modités de la vie, c’est-à-dire , les besoins qu’il 
s’est faits et qui lui sont devenus nécessaires. 

^ J’avois fixé au 15 juin mon départ de l’habita- 
tion de Slaber. Le 14 je fis une revue générale de 
mes équipages et de mon monde. En comptant la 
femme de Klaas et mon inspecteur-général Swane- 
poel, j’avois avec moi dix-neuf personnes, treize 
chiens bien appareillés , un bouc et. dix chèvres, 
trois chevaux, dont deux très -bien enharnachés 
étoient un don de Boers, trois vaches à lait, trente- 
six bœufs pour l’attelage de mes trois chariots , 
quatorze pour relais, et deux pour porter le bagage 
de mes Hottentots. Ces cinquante -deux bêtes à 
corne suffisoient au service actuel. Je comptois en 
augmenter le nombre, à raesiu-e que, m’éloignant 
des colonies , il me deviendroit nécessaire d’en 
avoir davantage ; et par des échanges , je pouvois 
me les procurer h meilleur compte. Le coq qui , 
dans mon premier voyage , m’avoit procuré quel- 
ques instans de plaisir , me fit naître l’idée d’en 
emmener encore un dans celui-ci; et, afin qu’il 
fut plus heureux que n’avoit été l’autre, je venois 
de lui donner une poulette. Enfin , pour mon amu- 
sement , je dirois , pour ma société , j’emmenai mon 
singe Kecs; Kees qui, retenu à. la chaîne pendant 


EN AFRIQUE. 117 

mon séjour au Cap, sembloic y avoir perdu sa 
gaieté , mais qui , depuis le moment où il s’étoit 
revu libre , se livroit chaque jour à des folies extrê- 
mement divertissantes. 

Telle étoit la compagnie que je m’étois associée 
pour mon entreprise, et que j’avois cru nécessaire, 
soit pour ^n assurer le succès , soit pour m’y pro- 
curer quelques distractions agréables. 

Le lendemain tout s’apprête pour le départ, se- 
lon les ordres que j’avois donnés; et déjà l’on n’at- 
t.ndoit plus que mon signal pour se mettre en 
marche. Pendant ce tems je faisois mes douloureux 
adieux aux Slaber ; et , dans l’cpanchemcnt de mon 
afi’ectueuse reconnoissance , j’embrassois mille et 
mille fois l’honnête famille à qui je devois tant, 
qui jusqu’à ce moment m’avoit comblé d’amitiés et 
de soins, et dont je croyois me séparer pour tou- 
jours. Au moment où j’allois les tpitter, la jeu- 
nesse des environs , se présenta pour prendre congé 
de moi, et assister 'a mon départ. Telle est l’éti- 
quette du pays quand on veut témoigner quelque 
considération aux personnes que l’on- honore. La 
troupe me salua par une décharge de sa mousque- 
terie, et moi qui, m’attendois à ce témoignage de 
politesse, j’y fis répondre par une salve de mes Hot- 
tentots. IVIonté à cheval, les jeunes gens m’escor- 
tèrent sur les leurs pendant plus d’une lieue. Enfin , 
il fallut se séparer ; nous nous donnâmes mutuelle 
ment la main ; je fus salué de nouveau par une pé- 
tarade générale, et j’y répondis par la mienne et 
par celle de mes gens. A dire le vrai , je regrettois 
de brûler ainsi , très-inutilement , ma poudre ; mais 
l’usage l’exigeoit, et je ne pouvois m’en dispenser 
sans manquer eux égards, et sans inciipese; contre 
moi des hcmiucs qui, volcnairemuit , me préye- 

IT 3 


1 


1 1 8 VOYAGE 

noient par l’honneur le plus grand que les préjuges 
du pays leur permettoient de me rendre. Plusieurs 
colons des environs de la ville ont des boîtes ou de 
petits canons pour ces saluts. 

Il est aisé, dans la partie méridionale de l'Afri- 
que, de faire une longue marche pendant les plus 
beaux jours de l’été, c’est-à-dire, en janvier, où 
le jour est de quatorze heures ; mais au solstice de 
juin , quand le soleil est dans l’hémisphère septen- 
trional, les journées n’étant plus que de neuf heures 
et demie , la longueur des nuits ne permet pas au 
voyageur d’avancer autant qu’il le désireroit. Or, 
telle étoit à-peu-près l’époque où je me mettois 
en route. D ailleurs, obligé de traverser la colonie, 
je devois m’attendre à être retenu de toutes parts , 
par les mstances et la politesse des colons; et, eu 
effet, c’est ce qui m’arriva le premier jour. Je m’é- 
tois proposé de camper près de l’habitation de Louis 
Karsten ; mais ce brave et respectable colon , dont 
j ai eu occasion de parler dans mon premier voyage, 
et chez qui j’avois passé des raomens agréables pen- 
dant mon séjour dans la baie de Saldanha, secondé 
de sa femme et de huit enfans , parmi lesquels 
etoient quatre jolies demoiselles, vint, avec ses sal- 
ves d’usage, m’inviter à passer la nuit chez lui, et 
je ne pus m’en défendre. Le lendemain, pour épar- 
gner et mon teins et ma poudre, je me refusai cons- 
tamment aux prières de ce genre, je campai pour 
la première fois ; mais comme la pluie venoit de 
tomber fortement, et que si elle continuoit je pou- 
yois être arreté par le débordement du Berg-rhier, 
je vins , le second jour, camper le long de ses bords; 
et le .lendemain, je la laissai heureusement derrière 
înoi, 

CetfÇ rivière, qui a son embouchure 4ans la 


EN AFRIQUE. I19 

Baie-de-Saint-Hélène , et, selon Kolbe, bien au- 
delà , borne à l’est et au nord le canton nommé 
Smart -Land (pays noir), quoique les terres ne 
soient rien moins que noires ; elles sont, au con- 
traire, sablonneuses, et produisent, malgré cela, 
toutes sortes de grains, à l’exception de l’avoine, 
qui ne croît nulle part dans les colonies, et qu’on 
remplace par l’orge pour les chevaux. Dans le 
Swart-Land , ces animaux n’ont ,• avec leur orge , 
d’autre nourriture que la menue paille. Aussi en 
été, quand l’herbe vient h manquer par le dessè- 
chement des rivières et des ruisseaux , est-on obligé 
de faire passer les , bœufs dans des contrées moins 
arides , et de ne conserver à l’habitation que ceux 
qui sont absolument nécessaires , soit pour la cul- 
ture des terres, soit pour le transport des grains 
à la ville. 

Anciennement on trouvoit dans ce pays toutes 
les espèces de grand gibier, sans en excepter meme 
l’éléphant. Aujourd’hui , on n’y voit plus , en ce 
genre, que quelques bubales, et rarement des pa- 
zans; les colons, en s’y établissant, ont détruit ou 
éloigné d’eux toutes les autres. Quant au menu gi- 
bier, tel que le steen-bock, le duyker , le grys-boc, 
les lièvres, les perdrix , etc. , ils y sont encore fort 
abondans ; et peut-être même ne le sont-ils que 
trop pour le bonheur de la contrée ; puisque cette 
abondance y attire des hiennes, des jackals, des 
léopards , des panthères , et sur-tout des chiens sau- 
vages, qui véritablement sont le fléau des trou- 
peaux du canton. Le lion ne s’y montre jamais : 
soit fierté , soit prudence , cet animal évite les lieux 
habités; on diroit qu’il craint de se compromettre 
dans un combat inégal, où, à son courage et à sa 
force , on opposeroit des armes à feu. 


120 VOYAGE 

Au nord -est du Swarc-Land , est le charmant 
et fertile canton des Vingt-quatre-rivières. C’étoit 
avec un plaisir nouveau que je revoj'-ois ce paradis 
terrestie de 1 Afrique méridionale ;; ces campagnes 
riantes dont j ai donné ailleurs la description; ces 
bosquets odoriférans d’orangers et de pampclmoes, 
qui séparent les habitations entre elles , et qui font 
re^etter qu elles se présentent toujours trop tôt. 

Quoique déterminé , selon la résolution que j’a- 
vois prise , de ne m’arrêter chez aucun colon , je 
ne pouvois cependant me dispenser de saluer en 
passant Hans Liewenberg, riche propriétaire, qui, 
en diHeremcs ^ circonstances , m’avoit témoimié 
beaucoup d amitié , et chez qui j’avois logé pen- 
dant mon precedent voyage dans les Vingt-quatre- 
rivieres; Liewenberg employa, pour me retenir, 
les sollicitations les plus pressantes. Quelques-uns 
de ses voisins y joignirent les leurs : j’y résistai 
pendant long-tems; mais il ne me fut pas possible 
de me défendre , quand un des fils de la maison 
Joignant ses instances à celles de son père , m’of- 
frit, si je voulois y céder, de me faire tuer deux 
magnifiques oiseaux qu’il voyoit habituellement 
près de 1 habitation. D abord cette promesse va^ue 
ne me parue qu’une de ces ruses adroites que se 
pcimet quelquefois la séduction de la politesse 
Je fis au jeune homme plusieurs questions; je le 
priai de me_ décrire les oiseaux dont il parloit, et 
Il s en acquitta d’une manière si claire et si naïve, 
qu a _sa peinture je reconnus l’anhinga, oiseau rare 
que je n avois pas encore vu en Afrique. 

Lne pareille découverte me prenoit, si j’ose le 
dire, par mon foible; dès ce moment je n’eus plus 
la liberté du refus; ef pour deux oiseaux que je 
îî etois pas encore sîir d’avoir, j’accprdai , puisqu’il 


EN A F Pv I Q U E. I2I 

faut Pavoucr à ma honte , ce que je venois de re- 
fuser aux prières de l’amitic. 

Le lendemain matin je priai mon jeune homme 
d’acquitter sa promesse ; et en effet il me conduisit 
vers l’arbre sur lequel se retiroicnt ordinairement 
ces oiseaux. Je ne m’étois point trompe dans ma 
conjecture ; je reconnus deux anhingas; mais d’une 
espèce particulière et différente des deux espèces 
propres à l’Amérique , et de celle du Sénégal , que 
Buffon a décrites. Le jeune homme qui, depuis 
long-tenis , observoit les habitudes de ceux-ci , me 
prévînt que si je voulois les tirer d’une manière 
sûre et avec quelqu’avantage , il falloir m’en éloi- 
gner. Dans ce dessein il me conduisit à deux ou 
trois cents pas au-dessous de l’arbre , me fit ca- 
cher , et retourna au lieu où étoient les oiseaux ; 
m’annençant qu’en s’avançant près d’eux, il alloit 
les faire partir , et qu’infaillibleraent ils passeroient 
par-dessus ma tête. Sa conjecture ne se vérifia pas; 
plus fins que nous , les oiseaux avoient apperçu 
notre manège; et ne voyant plus qu’une personne 
au lieu de deux, ils avoient soupçonné que l’ab- 
sence de l’autre étoit à craindre; et ils s’étoient 
envolés d’un autre côté. Peut-être en les cherchant 
dans les environs m’eût-il été facile de les retrou- 
ver; mais aussi les poursuivre, c’étoit risquer de 
les effaroucher, et de leur faire abandonner la con- 
trée. D’ailleurs , je ne voulois point tirer sur l’un 
sans être sûr que mon second coup abattroit l’au- 
tre ; ainsi donc, je remis la partie à l’après-dîner, 
et nous nous en revînmes. 

Le soir , avant le coucher du soleil , je me rendis 
de nouveau à ma cachette ; et , pour que les an- 
hingas ne m’apperçussent point , je m’y portai di- 
rectement; tandis que, de son côté, le jeune Lie- 


122 . VOYAGE 

wenberg marchoit seul vers l’arbre. Pour cette 
fois , la ruse réussit : les deux oiseaux, n’ayant nul 
motif de soupçon , passèrent à vingt pas de moi , 
et je les abattis tous deux de mes' deux coups. 

Possesseur d’un objet si précieux à mes yeux , 
pouvois-je , après l’avoir obtenu, quitter brusque- 
ment les hôtes complaisans à qui je le devois? Non. 
La reconnoissance, l’amitié, la décence même exi- 
geoient que je restasse quelques jours auprès d’eux, 
et je les leur consacrai. Quoique je réserve pour 
mon ornithologie , la description détaillée de ces 
oiseaux , je ne puis m’empêcher d’en donner ici 
quelques indices au lecteur. La dénomination de 
Slange-Hals-Voogel ^ (^oiseau à cou-de-serpent), 
que mes Hottentots, donnèrent àl’anhinga, le ca-' 
ractérise d’une manière bien simple et bien vraie. 
BufFon, qui a également été frappé de cette con- 
formation particulière des oiseaux de ce genre , 
nous les a peint d’un seul trait. „ L’anhînga , dit- 
„ il , nous offre un reptile anté sur le corps d’un 
„ oiseau “. En effet, il n’est personne qui, en ap- 
percevant seulement la tête et le cou d’un anhinga, 
dont le reste du corps est caché dans le feuillage 
de l’arbre où il s’est perché, ne le prenne pour un 
de ces serpens grimpans aux arbres; et la méprise 
est d’autant plus facile que tous ses mouvemens 
tortilleux prêtent singulièrement à l’illusion. 

Soit que l’anhinga se perche, soit qu’il nage ou 
qu'il vole, il est certain que la partie la plus ap- 
parente et la plus remarquable de son corps, est 
toujours son long cou grêle, continuellement en 
osciltation ; dans le vol soûl , immobile et tendu , 
il forme avec la queue une ligne horisontale très- 
di'ojte. 

La vraie place que la nature semble avoir assi- 


lame 1- JH 



A'NHINGA MAL.E . 


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EN AFRIQUE. 123 
^ée aux anhingas, dans la classe nombreuse des 
palmipèdes , est précisément entre les cormorans et 
les grebes; ils participent en effet également de 
ces deux genres d’oiseaux , aj'ant le bec droit et 
effilé, et le cou alongé de ces derniers, pendant 
qu’ils tiennent aux premiers par la conformité des 
pieds dont les quatre doigts sont réunis par une mem- 
brane; ils participent encore du cormoran par le 
vol, ayant comme lui les ailes plus grandes et plus 
propres à cette fonction que les grebes, qui les ont 
foibles et courtes. La queue des anhingas est très- 
longue; caractère bien singulier et bien remarqua- 
ble dans un oiseau d’eau, et qui paroîtroit devoir 
les éloigner totalement des oiseaux plongeurs ■ qui 
n’ont ordinairement que peu ou point de queue. 

Ils se rapprochent donc encore par là des cormo- 
rans (1); car, malgré que ces derniers l’ayent plus 
courte, leurs queues ont pourtant beaucoup d’ana- 
logie entre elles, en ce que les pennes sont, dans 
les uns et dans les autres, également fortes, élas- 
tiques et propres enfin à servir de gouvernail , lors- 
que ces oiseaux nagent entre deux eaux à la pour- 
suite des poissons dont ils font leur principale nour- 
riture. Quand l’anhinga saisit un petit poisson , il 
l’avale tout entier ; mais s’il est trop gros , il l’em- 
porte ou sur un rocher ou sur un tronc d’arbre , et 
le fixant sous un de ses pieds , il le dépecé à coups 
de bec. 

Quoique l’eau soit l’élément favori de cet oiseau, 
c’est sur les arbres ou sur les rochers qu’il établit 
son nid et élève ses petits ; mais il a grand soin de 


( O n y a au Cap quatre espèces de cormorans , dont une a la 
queue presque aussi kngue que celle de l’anliinga. 


124 ' VOYAGE 

les los^er de manière à pouvoir de là les précipiter 
dans la rivière, aussitôt qu il sont en état de nager 
. ou que le salut de sa petite famille l’exige. 

11^ est , en général , peu d’animaux aussi "farouches , 
aussi rusés que les oiseaux plongeurs; mais je crois 
que celui dont il est ici question, l’emporte en fi- 
nesse sur tous les autres; principalement quand on 
le surprend nageant; car alors il est bien difficile, 
pour ne pas dire impossible, de le tuer, puisque 
sa tete qui, dans cet état, est la seule partie qui 
soit à découvert, se plonge et disparoi t au meme 
«isrant où la pierre frappe le bassinet du fusil; et 
une fois qu il a été manqué , il est inutile de ten- 
tei de 1 approcher; car , disparoissant à chaque ins- 
tant, il ne reparoit plus qu’à de très-grandes dis- 
tances, et ne se montre mémo que le "tems néces- 
saire pour respirer. II est enfin si rusé, que souvent 
plongeant accent pas au-dessus du chasseur , il vient 
reprendre 1 air à plus de mille pas au-dessous, pen- 
dant qu’on le cherche plus haut; et s’il a le bon- 
heur de trouver quelques roseaux , il s’y cache et 
ne SC remontre plus. L’anhinga mâle , dont nous 
parlons ici, diffère de la femelle, qui est plus pe- 
tite que lui, en ce qu il a tout le dessous du corps, 
depuis la poitrine jusqu’au recouvrement de la queue, 
d un beau noir; tandis qu’elle aces mêmes parties 
d’un jaune isabellc; il porte aussi de chaque côté 
de son cou une bande blanche, qui descend depuis 
1 œil jusqu au milieu de sa longueur, et qui tran- 
che sur un fond roussâtre. Un caractère bien sin- 
^Oîïiniun à tous les anhingas, est 
celui d avoir les pennes de la queue striées profon- 
dément et comme gaufrées. Je passe ici sous silence, 
d autres particularités qu’on trouvera dans mes desr 
friptions générales. 


EN AFRIQUE. 125 
Pendant le séjour que je fis chez Liewenberg , 
mon teins fut employé spécialement à parcourir de 
nouveau le canton dans toutes ses parties; cepen- 
dant on s’empressa , selon la coutume du pays , de 
me procurer quelques chasses; et, d’après cette 
même coutume, des voisins furent invités à se join- 
dre h nos plaisirs. Nous tuâmes beaucoup de menu 
gibier , et particulièrement des bécassines , qui sont 
très-abondantes à cause! de la multiplicité des riviè- 
res qui , par - tout , forment de petits marécages. 
Nous nous promenâmes sur les hautes montagnes 
qui bornent ce charmant pays. Lés gorges de ces 
montagnes sont couvertes de grands arbres où nous 
rencontrâmes une panthère que mes chiens firent 
partir d’un précipice parmi les rochers ; tout-k-coup 
et d’un seul saut, elle se trouva sur Un arbre à 
vingt pieds au-dessus d’eux ; les ronces et les ar- 
bres renversés par-tout ayant retardé la vitesse de 
ma marche , je ne pûs la joindre assez-tôt pouf la 
tirer ; ce qui lui donna le teins de s’échapper d’ar- 
bre en arbre , tout aussi vite qu’elle l’eût fait en 
rase campagne. Outre les gazelles dont j’ai parlé, 
on troime aussi dans les Vingt-quatre-rivières beau- 
coup de zèbres, de pazans, de bubales et d’autru- 
ches qui demandent k être chassés k cheval; mais 
le terrain est si rempli de broussailles et si encom- 
bré par les voûtes qu’y bâtissent les termites , qu’il 
est très-dangereux de les y poursuivre k toute bri- 
de , comme l’exige la vitesse de ces animaux. 

Depuis quelque teins , les naturalistes nous ont 
fait connoître les fourmis blanches, qui, s’avançant 
par dessous terre , et minant toujours , se construi- 
sent d’espace en espace, une sorte de dôme ou de 
voûte, haute de plusieurs pieds. Smeatman a com- 
muniqué k la Société R. de Londres une descrip- 


126 ‘VOYAGE 

don trcs-détailléc de CCS insectes, que l’éditeur fran- 
çqis du voyage de Sparraann a insérée , également 
traduite, dans son ouvrage. On y lit, sur la hauteur 
et la construction de ces voûtes élevées par les ter- 
mites, sur les dangers qu’offre aux habitations le 
voisinage de ces fourmis , sur le ravage qu’elles 
peuvent y faire, puisqu’une nuit leur suffit pour en 
ronger et détruire absolument tous les meubles , 
des détails qui ne conviennent point aux termites 
du Cap-de-bonnc-Espérance, ou qui au moins ne 
sont pas conformes à ceux que j’ai été k portée de 
voir dans plusieurs cantons de l’intérieur de l’Afri- 
que, et spécialement dans le Camdebo, et lesVingt- 
quatre-riviéres. J’y ai trouvé des termites; mais ils 
n’y sont ni aussi dangereux, ni aussi destructeurs 
que ceux dont parle Smeatman ; les plus hautes 
d’entre celles de leurs huttes que j’aie vues , n’ex- 
cédoient pas quatre pieds, et elles étoient plus ou 
moins solides , selon que la terre dont elles étoient 
construites avoir plus ou moins de ténacité ; enfin , 
loin d’être recouvertes d’un toit de mousse et d’her- 
bages , comme celles qu’a vues le voyageur an- 
glois, toujours elles sont, dans la partie où j’ai 
voyagé, entièrement lisses et sans autre couleur 
que celle de la terre qui avoit servi k les former. 

Les Hottentots mangent les nymphes de ces four- 
mis ; c’est même pour eux un mêt très-friand ; et 
les miens , quand ils en trouvoient l’occasion , ne 
manquoient jamais d’ouvrir le dôme pour en avoir. 
Il est aussi beaucoup d’oiseaux et de quadrupèdes 
qui font la guerre k ces insectes; mais le plus dan- 
gereux de ses ennemis est une sorte de tamanoir , 
nommé par les colons, erd varken^ (cochon de 
terre), qui en fait particurièrcment sa nourriture. 
(Voyez Buffon). Ordinairement quand les retraites 


EN AFRIQUE. 127 

ont été fouillées et abandonnées , elles se changent 
en ruches : des essaims d’abeilles sauvages viennent 
s’en emparer pour y déposer leur famille et leur 
miel. Mon singe Kces montroic un instinct mer- 
veilleux h découvrir ces cachettes de friandises; 
c’étoit un trésor dont il annonçoit la découverte 
par des bonds multipliés ; et nous en profitions avec 
lui. Pour moi, lorsque je trouvois de ces fourmi- 
lières vides , et qui , n’ayant été ouvertes que par 
un des côtés , conservoient encore leurs voûtes in- 
tactes et saines , je savois en tirer un parti très- 
utile : c’étoit un four naturel où mon monde et moi 
nous préparions nos alimens ; il ne falloir qu’y faire 
quelques dispositions particulières , le nétoyer tout- 
à-fait, le chauffer avec du petit bois : alors nos vian- 
des y cuisoient à merveille. 

Si l’on s’en rapporte à Kolbe, le Sv\tart-Land et 
le Vingt-quatre-rivières , quand les Hollandois vin- 
rent s’y établir, étoient occupés par plusieurs peu- 
plades de Sauvages dont il donne les noms. Au- 
jourd’hui, non-seulement il n’existe plus une seule 
de ces nations primitives et indigènes, mais la tra- 
dition ne dit meme rien sur leur prétendue exis- 
tence. Assurément , j’ai trop horreur du crime pour 
entreprendre de l’excuser quelque part qu’il se 
trouve : si les premiers colons ne se sont emparés 
des deux cantons que je viens de nommer, qu’en 
exterminant les habitans; ce sont des monstres, 
dont le nom et la mémoire doivent , pour jamais , 
être dévoués à l’exécration. Mds avant de les con- 
damner , ne faut-il pas s’assurer avec évidence qu’ils 
sont réellement coupables? Ce Kolbe, qui, à cha- 
que page , se montre si fautif, ne le seroit-il pas 
encore sur cet objet? Les nations qu’il cite, ont- 
elles existé réellement , et croiroit-on que les Hol- 


128 VOYAGE 

landois les aient détruites , quand parmi eux et au- 
toiird eux il subsiste tant de hordes de Hottentots, 
qu’ils ont conservées? 

Quoiqu’il en soit de ce fait, l’état actuel des 
Vingt-quatre-rivicres est, comme je l’ai déjà dit, 
la partie lapins agréable de la colonie Hollandoise; 
car, non -seulement, on y cultive les graines de 
toutes espèces , ainsi que les légumes ; mais les ha- 
bitansse sont encore adonnés à la culture des fruits; 
et ce genre de commerce est d’autant plus lucratif 
pour eux, qu’ils sont presque les seuls à l’exercer, 
et n ont à craindre que peu de concurrens. Ce sont 
particulièrement des citrons, des oranges, des li- 
mons, des cedras, des parapelmoes, des figues et 
des grenades , qu’ils viennent vendre à la ville. Ils 
en amènent des chariots chargés , et quelqu’cn soit 
la charge, elle est enlevée presqu’aussi - tôt par 
1 affluence des acheteurs. On paye ordinairement le 
• cent de ces fruits, quatre, cinq ou six rixdalers. 
Cependant il est une espèce d’orange qui , malgré 
sa petitesse, se vend davantage; c’est celle qu’on 
nomme au Cap , naretjes. Le naretjc , distingué , 
comme le citron , par une protubérance à la tète , 
est moins gros que l’orange ordinaire , mais pour 
la saveur et le goût , il est infiniment supérieur à 
toutes les autres espèces. Le raisin croît aussi très- 
bien dans ce canton ; et on y fait du vin et des eaux- 
de-vie supportables. 

J ai déjà dit que la colonie des Vingt - quatre- 
rivières , doit son nom à une rivière qui la traver- 
se , et qu’elle môme a été appellée ainsi , parce 
qu’elle reçoit un grand nombre de petits ruisseaux 
avec lesquels elle va se décharger dans le Berg-ri- 
vier. Cette grande quantité d’eau, par les arrose- 
raens faciles qu’elle peut procurer, est ce qui con- 
tribue 


EN A F Pv I Q U E. 129 

'ft-ibue le- plus à la fertilité du canton. D’ailleurs , 
son genre de culture n’exigeant prcsqu’aucun tra- 
vail , l’habitant doit y mener une vie douce et tran- 
quille. Cependant la population y est peu nom- 
breuse ; beaucoup de terres y sont encore en fri- 
che , et h peine y compte-t-on quarante à cinquante 
habitations , tandis qu’il devroit y en avoir infini- 
ment davantage. 

Ceux de mes lecteurs qui savent que par -tout 
où l’homme trouve h vivre commodément, il se 
multiplie , ne manqueront pas de rejetter sur le 
vice du gouvernement ce défaut de population , 
moi, j’en accuserai , non le gouvernement, mais lés 
abus nombreux qu’ont introduit et que multiplient, 
sans cesse les sous- ordres qu’il est obligé d’em- 
ployer. Le gouvernement, sans doute, veut la pros- 
périté de ses colonies, et son intérêt propre lui 
ordonne de le vouloir ; mais c’est en vain qu’il fera 
des régleniens sages ; c’est en vain qu’il créera des 
établissemens nombreux, si les personnes à qui il 
confie scs pouvoirs, ne s’en servent que pour son 
détriment, et pour celui do ses colonies. 

Au reste , sans vouloir ici ni détailler ni appro- 
fondir des reproches qui seroient aussi indiscrets 
qu’inutiles , je me permettrai un vœu :■ c’est qu’une 
ville soir fondée dans les Vingt-quatre-rivicres ; si- 
tuée dans le canton le plus fertile de la colonie , 
elle l’emportcroit , pour sa position, son agrément 
et son climat , sur le Cap même; et ayant des dé- 
bouchés faciles, la culture des terres augmenteroit 
nécessairement dans la contrée, avec la popula- 
tion; scs grains et ses fruits, ainsi que les grains 
d’une partie de Svvart-I.and , dcsccndroient sur des 
bateaux plats, par le Berg-rivier, dans la baie de 
Saint-Hélène ; et il seroit aisé d’établir des magasins 
Tome J. I 


130 VOYAGE 

sur les^ bords et à l’emboucbure du Berg. La baie' 
eile-méme pourroit avoir un entrepôt pour le com- 
merce du cabotage ; et ce commerce se feroit avec 
le Cap par des barques qui , saisissant le moment 
des vents favorables, s’y rcndroicnt en peu de tems 
pour y apporter leurs marchandises et approvision- 
neroient ainsi très-avantageusement, et à meilleur 
compte , la ville et les vaisseaux de l’Inde , ainsi 
que ceux de l’Europe , qui relâcheroient h la baie 
de la Table. A raison de 1 abondance des pâturao'es 
du canton des Vingt-quatre-rivières , on pourrait 
y élever une grande quantité de bestiaux. Ce pays 
fertile et favorise de la nature , fourniroit encore 
beaucoup de bois de construction , attendu que 
les arbres n’ayant point autant à souffrir , dans ce 
canton, de la violence des vents du sud-est, y croî- 
troient très-bien, si seuleraent , on prenoit la peine 
d’y faire des plantations soignées. La baie de Sal- 
danha poun-oit aussi servir d’entrepôt h toute k 
partie de Swart Land, qui l’avoisine , et scroit trop 
éloig-née du Berg pour y faire descendre leurs grains ; 
cet entrepôt deviendroit même, outre l’urilité dont 
il^ serait aux colons de l’intérieur , d’un avantage 
réel aux vaisseaux de toutes les nations , qui , con- 
trrdnts par les vents, et ne pouvant entrer dans k 
baie de k Table , relâclieroient dans celle de Sal- 
danha , certains d’y trouver les rafraîchisseraens né- 
cessaires pour continuer leur route. 

Le vœu, que je forme ici, pour la commodité 
des colons et le bien général de tous les naviga- 
teurs, sera sans doute long-tems impuissant ^ car k 
politique^ commerciale des Compagnies privilégiées 
a-t-elle jamais su allier leur intérêt particulier à 
celui de tous, lorsque cette soif ardente de l’or, 
qui domine si puissamment les marchands de toutes 


EN AFRIQUE. 131 
les nations-, leur connnandc d’une manière aussi 
impérieuse, l’égoïsme de s’opposer à tout ce qui 
ne tend point à augmenter les bénéfices qu’attend 
leur avide cupidité ? Il est donc bien probable que 
la Compagnie ne donnera jamais les mains ni à cet 
établissement , ni h ceux dont j’ai parlé au sujet des 
baies du charmant pays d’Auteniquoi , quclqu’utile 
qu’il puisse paroître pour le bien et la prospérité 
'des colonies; car la crainte où elle est sans cesse, 
que les capitaines qui sont à son service, ne ven- 
dent à leur profit une partie de ses denrées, no- 
tamment les épiceries dont les vaisseaux sont char- 
gés au retour de l’Inde, elles les oblige h relâcher 
au Cap meme, où ils sont censés plus surveillés 
qu’ils ne le seroient dans les autres baies environ- 
nantes. Ces soupçons , qui ne font certainement 
point honneur aux marins qu’elle emploie , sont 
même poussés si loin , qu’il faut les raisons les 
plus impératives et les plus urgentes, pour qu’un 
capitaine ose prendre sur lui d’aborder un port 
étranger ; et tout homme jaloux d’avoir encore un, 
vaisseau h commander par la suite, doit s’en abs- 
tenir. J’ai fait nioi-mcme, à cet égard, la triste 
épreuve de ces ordres rigides ; car à mon retour 
du Cap, pendant la traversée la plus malheureuse, 
luttant enfin depuis six mois , contre tous les vents 
contraires et manquant de vivres, notre patron ne 
fut pas assez hardi pour relâcher à l’une des Canaries 
que nous passâmes à la portée du canon. 

Peut-être un jour la Compagnie daignera-t-elle 
examiner mon projet et en ordonner l’exécution; 
mais , en attendant qu’il s’accomplisse , je regrette- 
rai sincèrement qu’un si beau pays reste presque 
désert, et que , faute de consommation et de bras, 
il perde tout ce que la nature fait sans cesse pour 

I a 


132 VOYAGE 

sa fécondité. Je suis persuadé que la canne à sucre, 
le coton et l’indigo croîtroient très-bien auxVingt- 
quatre-rivières. 

Mon hôte, avant que je ne me séparasse de lui, 
me pria d’accepter quelques bouteilles de jus de 
citron, qui, par la suite, me lurent d’un gTand 
secours; mais il exigea de mon amitié, qu’à mon 
retour je lui ramenasse un bouc et une chèvre du 
pays des Namaquois ; il avoit entendu vanter l’es- 
pèce de ces animaux ; et , en effet , c’est la plus 
belle que j’aie vue de ma vie. Ses deux fils me 
firent promettre également de leur vendre à chacun 
un de mes fusils. Ils s’attendoient. qu’après mon 
voyage je repasscrois chez eux en retournant au 
Cap, et ignoroient que mon projet étoit de n’y 
plus revenir. A mon départ, la fomille me salua 
par une fusillade à laquelle il me fallut répondre. 
Il en lut de même des autres habitations près des- 
quelles je passai. Dans toiues on s’empressoit de 
venir à ma rencontre , en me souhaitant , à coups 
de fusil, un heureux voyage; mais ce qui m’étoit 
plus fâcheux , c’est qu’excédé de l’accueil bruyant 
de ces colons qui , sans cesse, retardoientma marche , 
il me falloir à mon tour leur témoigner ma recon- 
noissance , en brûlant inutilement ma poudre dans 
ces adieux flitigans. 

Ces incommodes visites me consumèrent tant 
de tems, que je ne pus, dans toute ma journée, 
faire que quatre lieues. Le lendemain, je me troù- 
vai dans le district des montagnes du Piquet, et 
j’arrivai de bonne heure près de l’habitation d’un 
vieillard respectable , nommé Albert I laanekara. 

Ce colon étoit une espèce de philosophe prati- 
que , qui avoit imaginé de se rendre à la fois heu- 
reux et parfaitement libre, ce qui n’est pas toujours 


EN AFRIQUE. 133 
une même chose , il s’étoit fait un plan de vie qui 
ne ressembloit en rien à celle de ses camarades. 
Sans femme, sans enfans, sans relation avec ses 
voisins, sans autre compagnie enfin que les esclaves 
qui étoicnt à son service, ilvivoit, pour ainsi dire, 
sevtl, et savoir se suffire h. lui-même. Le tcms, néan- 
moins , n’ctoit pas pour lui , comme pour les autres 
colons, un poids incommode. Il l’employoit tantôt 
au travail , tantôt à la méditation ; car il ne savoir 
pas plus lire qu’eux, et ne devoir sa philosophie 
qu’à ses réflexions particulières, et à des combinai- 
sons naturelles. Avec ce genre d’existence , heureux 
à sa manière, il ne s’étoit jamais ennuyé; la séré- 
nité de son ame paroissoit même avoir influé sur 
son caractère ; au moins je n’ai point entendu, dans 
toute la colonie , une conversation plus gaie , ni vu 
un vieillard plus aimable. 

Prévenu d’avance que j’allois traverser son do- 
maine, et visiter les montagnes du Piquet, il vint 
au devant de moi , et s’oUvit à me servir de guide 
pour monter sur la plus haute d’encre elles, si je 
voLilois accepter de passer la journée chez lui. La 
première partie de sa proposition m’etoit trop agréa- 
ble pour ne pas acquiescera la seconde. Je le suivis 
sur la montagne, où rien ne m’offrit une observa- 
tion-particulière, mais où j’eus le magnifique spec- 
tacle d’une vue d’autant plus étendue que l’atmos- 
phère étoit très-pure : à la vue simple je distinguois 
très-parfaitement la Table, et je pus même avec ma 
lunette reconnoître la ville. 

Rien n’exaltoit autant mon imagination , à la hau- 
teur où j’étois, que l’aspect dc^s maisons de la ville 
où je plongeois mes regardsy je promenois avec avi- 
dité ma lunette sur la masse des bâtimens, et je 
croYois avoir remporté une victoire toutes les fois 

i n 
O 


99 

99 

99 

99 


134 VOYAGE 

que je présufnois reconnoitre remplacement d’une 
maison ; celles de mes amis particuliers fixoient plus 
long-tems ma vue : „ Ils s’occupent peut-être en 
„ ce moment de moi, me disois-je, et par un re- 
„ tour involontaire et naturel , je suis uniquement 
occupé d eux; ils font des vœux pour la réussite 
de mon entreprise; me crôient peut-être bien 
éloigné, bien caché; et je domine sur l’atmos- 
phere qui les enveloppe 
Lorsque je fus de retour à l’habitation, je trou- 
vai un repas splendide qui m’attendoit; splendide 
pour des habitans de la colonie, et selon les pré- 
juges de leur amour-propre ; car ces bonnes gens 
ont aussi leur étiquette. Du reste, nulle idée de ce 
que nous appelions bonne table, un service bien 
règle, des mets délicats et sucrés; là, la magnifi- 
cence consiste à couvrir la table d’une grande quan- 
tité de viandes, et plus la table en est chargée, 
plus le convié est un homme estimable, un person- 
nage distingué , et plus on l’honore. 

, Cependant nous n’étions que trois à table, c’est- 
a-dire, mon hôte, Svvancpoel et moi. Vingt grena- 
diers , après une marche’ forcée, n’auroient pu suf- 
nre a dévorer tant de nourriture ; les plats eux-mê- 
mes etoient comblés, et celui du milieu portoit 

une pyramide de sLx volailles rôties qui étoient 
énormes. 

Cette ^profusion, qui eût rebuté jusqu’à des 
ogies, m olfroit, a moi, l’image révoltante d’une 
basse-cour et d une étable entièrement dévastées, 

J en perdis sur-le-champ l’appétit; et, trompant 
mes dégoûts par autant de distractions que pouvoir 
men apporter la cause de mes voyages toujours 
présente à mon esprit , je passai la plus grande par- 
tie du repas à fatiguer de questions Je maître de la 


en a F R I Q U E. 135 

maison. .Pour Swanepoel, il promenoir ses regards 
sur les six volailles fumantes; mais, rassasié déjà, 
c’étoit en vain qu’il les convoitoit; le pauvre Swa- 
nepoel étoufibk de nourriture et de regret. Je ne 
saorois mieux comparer ces repas peu frugals et 
dignes des héros d’Homtîre, qu’à ces buffets qu’on 
voybit autrefois , à certaines époques de nos fêtes , 
et qui pliant sous une multitude de^ volailles de 
toute espèce, scmbloient étalés exprès pour con- 
soler tout un peuple affiuné. 

J’avois déjà ,beaucoup interrogé mon hôte pen- 
dant notre course au Piquet; je lui parlai, en ce 
moment, de ses possessions et de ses^ vergers. Fa- 
tigué de rester assis , je faisois tant d hélas ! sur sa 
vie singulière , que je lui iis naître 1 idee de quitter 
la table. Il n’eût pas de peine à justifier la bonne 
opinion qu’il m’avoit donnée de son ardeur et de 
soii intelligence. Nous parcourûmes toutes ses pos- 
sessions; par-tout je vis des terres bien cultivées, 
des arbres en bon état, des plantations, en un mot, 
dans le meilleur ordre possible ; par-tout un air d’a- 
bondance et de vie, dont je n’avois point autant 
joui dans beaucoup d’autres habitations de la co- 
lonie. 

Le district du Piquet-berg, suivant ce que me 
dit mon hôte, n’aguère que vingt-cinq ou trente 
habitations; et il ne peut même en avoir, je crois, 
davantage , parce que l’eau y est très-rare , et que , 
ne possédant qu’un certain nombre de sources et 
de ruisseaux , dont les premiers habitans se sont 
emparés, ceux qui désormais viendroient s’y éta- 
blir , ne trouveroient qu’un sol aride et stérile. En 
général, les terres y sont médiocres; cependant les 
propriétaires recueillent ce qui leur pst nécessaire 
en bled pour leur consommation. Le seul cora- 

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136 VOYAGE 

merce que leur permette la nature du terrain est, 
comme aux Vingt-quatre-rivières , celui des fruits; 
et ces fruits n’ont d’autre débouché que par les co- 
lons environnant qui les envoyent chercher ; car , 
la distance du Piquet au Cap est trop considérable 
pour en entreprendre la route pour la seule vente 
des oranges. Mon vieillard philosophe voulut me 
donner pour mon voyage une certaine provision 
des siens. En vain je lui représentai que j’en avois 
acheté chez Liewenberg une quantité suffisante ; 
lui-même vint visiter mes chariots , et il remplit de 
citrons et d’oranges toutes les places vuides qu’il 
y trouva; ce qui, par la suite, et pendant une par- 
tie de ma toute, ni offrit pour nies gens et pour 
moi , une grande douceur. , 

A cette attention obligeante , il joignit avec la 
même bonté , un cadeau qui étoit' bien plus fait 
pour me plaire. C ctoit trois paires de tourterelles, 
d’une espèce particulière, et que je n’avois encore 
\lie nulle part. Quelque plaisir que me fit une pa- 
rchle acquisition, je ne voulus néanmoins accepter 
qu une des pois paires , parce qu’elle suffisoit à nos 
plaisirs; et je priai mon généreux hôte de me con- 
servei les deux autres jusqu’à mon retour; quoi- 
qu’intérieurement je lusse très-résolu à ne point 
revenir. 

En passant les habitations d’Isaac Fesassi et de 
Gcrit Schmit, il me fallut essuier encore de nou- 
velles pei séditions d invitation ; mais n’avant pas , 
pour accepter celles-ci , les mêmes motifs que chez 
Haanckam , je m y refusai opiniâtrement. Je ne con- 
noissois pas de plus grand supplice que ces invi- 
tations, et toutes les fois que je passois dans le 
domaine d’un colon, la fièvre me saisissoit.à la vue 
eu maître dont je savois d avance le compliment r 


EN AFRIQUE. 137 

il falloit coucher à la maison , boire et s’empiffrer 
le long du jour. Je n’étois occupé durant m.a route 
qu’à chercher des faux-fuyans pour échapper a la 
poursuite de ces bonnes gens, et je n’osois wi^m ar- 
rêter, ni camper auprès d’eux; un voleur n eut pas 
évité avec plus de soin leur approche. Combien' 
de fois, en interrogeant mes compagnons , j’ai sou- 
pire après le moment où je verrois derrière moi la 
dernière maison de cette colonie trop hospitalière.^ 

Je hâtois ma marche autant qu’il m’étoit possi- 
ble, et voulois dépasser le Kruys. Cette précipi- 
tation n’étoit pas non plus sans dangers. Je Tappris 
à mes dépens , puisqu’il faillit à m’en coûter la 
vie. 

J’étois à un quart de lieue de la rivière quand la 
nuit vint me surprendre ; plus prudent , j’aurois 
campé où je me trouvois; mais le chemin m’ayant 
paru bon tout le jour, j’imaginai qu’il le seroit 
jusqu’aux bords du Kruys. J’ordonnai h mes gens 
d’avancer; pour moi, qui avois triplé la route en 
chassant continuellement, la fatigue m’avoit sur- 
pris; je montai dans mon chariot et me jettai sur 
mou matelat pour me reposer un moment. 

Le Hottentot qui étoit au timon et qui condui- 
soit rarrière , descendit de son siège et rnarcha à 
côté de ses bœufs ; son camarade qui étoit à l’avant 
et qui conduisoit la première couple, s’éloigna des 
siens; il ne voyoit point à les diriger sûrement; 
le terrain à l’approche de la rivière devenoit de 
plus en plus escarpé , glissant et rapide ; tout-à- 
coup une saccade violente fait peser le chariot sur 
les timons; il roule avec l’attelage en désordre jus- 
qu’aux bords de la rivière sans qu’aucun de mes 
Hottentots ne puisse l’arrêter ou seulement en 
changer la direction. A ce mouvement, aussi accé- 


138 VOYAGE 

léré que subit, je cherche, mais en vain, à m’élan* 
cer; je me crus précipité parmi des rochers. Mal- 
gré ma frayeur, je conserve encore assez de sang- 
froid , pour parer autant qu’il est en moi , au der- 
nier des malheurs, et faisant avec mes bras et mes 
jambes, dans la cariole, où je me vois enseveli, 
autant d’arcs-boutans pour éviter les contusions à 
la tète, j’attends avec fermeté que le chariot s’ar- 
rête , ne trouvant plus à descendre. Cette position 
dura peu d’instans , mais elle étoit douloureuse. 
Rouler ainsi sans savoir où l’on va , parcourir en- 
fermé dans une charrette au sein des ténèbres, aban- 
donné des siens, pendant un espace assez cônsidé- 
lable, et n avoir à autre choix que de se fracasser 
ou de se noyer, il y a la de quoi ébranler tout au 
moins le courage le plus héroïque. 

Mes gens , alarmés autant pour eux que pour 
moi , des suites d’un accident aussi fâcheux , accou- 
roient k toutes jambes pour me secourir; mais ne 
pouvant aller aussi vite que le chariot , et l’obscu- 
rité, dans un chemin à peine frayé, leur dérobant 
la trace de celui que je venois de parcourir , je les 
entendis m’appeller à grands cris et se parler eux- 
memes entre eux, comme s’ils avoient été disper- 
sés. Je leur répondois, et les appcllois k mon tour; 
mais soit épouvanté de leur part , soit la crainte 
de me voir fracassé, je n’en étois pas entendu, et 
leurs cris étouflbient les miens. Tout ce bruit étoit 
encore augmenté par le roulis des deux autres cha- 
riots qui arrivoient aussi avec précipitation k l’iné- 
vitable ^ rendez-vous , mais dont les conducteurs 
plus soigneux près de leurs attelages, n’avoient pas 
laissé de modérer l’effort. 

Enfin, on se réunit : la joie de mes compagnons 
fut extrême quand je les eus assuré qu’il ne m’étoit 


EN AFRIQUE. 1 39 

rien arrivé de fâcheux. Il n’en étoit pas ainsi des 
chariots; le mien sur-tout, ‘avoir semé la plupart 
des ustenciles, et ce qu’il y a de plus curieux, les 
limons qu’on in’avoit donnés avoient tous sauté jus- 
qu’au dernier. Il fallut attendre le jour pour les re- 
cueillir et réparer tous "les dommages que m’avoit 
causé cette descente précipitée. 

Il y avoir de l’autre côté de la rivière , qu’il nous 
falloir traverser pour continuer notre route, une 
espece d’habitation dont le propriétaire se nommpit 
Dirck Coché. J’avois besoin de renseignemens et 
d’instructions précises; Coché pouvoir m’en don- 
ner; de plus j’avois besoin d’acheter un certain 
nombre de moutons, et je m’étois flatté d’en trou- 
ver chez lui : tandis que mes ouvriers travailloicnt 
à remettre mes attelages en ordre et qu’ils sc dis- 
posoient à repartir , je pris les devants , et ayant 
passé le Kruys à gué avec mon cheval, je me rendis 
à l’habitation. 

A peine avois-je entamé la conversation avec le 
maître , que sa femme sc levant avec effroi du siège 
sur lequel elle étoit assise, fit un cri si perçant, 
que tout ce qui étoit dans la ferme accourut à son 
secours. En effet, elle venoit d’être touchée aux 
jambes par deux serpens, et je les apperçus tous 
deux sous le siège. Nous nous armâmes de chaises 
et de bâtons pour les assommer. A cet aspect leur 
colère s’alluma, leurs yeux s’enflammèrent, et sou- 
levés sur leur poitrine , sifflant avec fureur , ils 
cherchèrent h s’élancer sur nous; attaqués avec plus 
de rage encore , ils périrent sous nos coups redou- 
blés. Heureusement que la femme n’avoit pas été 
mordue par eux ; car ils étoient de l’espèce très- 
vénimeuse qu’au Cap on nomme Kooper-Kapel ; et 
elle eût péri infailliblement en peu de minutes. 


140 VOYAGE 

Tel est l’inconvénient dangereux des pays nou- 
vellement habites : l’homme y voit sans cesse sa 
tranquillité et ses jours attaqués par des insectes 
incommodes, des bétes féroces, des animaux véni- 
meux. Coché me prévint que le kooper-kapel ctoit 
tort commun dans 1q canton que j’allois traverser. 
D’après cet avis , je pris une résolution qui me pa- 
rut nécessaire , ce fut de ne point passer les nuits 
dans ma tente , mais de coucher dans mon chariot , 
où j aurois bien moins à craindre les visites redou- 
tables de ces terribles hôtes. 

Pendant que je concluois avec le fermier un mar- 
ché pour quelques moutons, mes voituriers passè- 
rentle Kruys; et jeme remis en route, en côtoyant 
la rivière. Mais je ne pus faire ce jour là , que très- 
peu de chemin, parce que nous eûmes toujours à 
marcher dans les sables , et que nous passâmes et 
repassâmes six tois le Kruys. Le lendemain ce fut 
pis encore ; le sable étoit si haut et si mobile , que 
les roues enfonçoient jusqu’au moyeux, et qu’il me 
ftlloit, pour chaque chariot, ajouter quatre bœufs 
aux douze qui composoient l’attcllage. Cet ainsi 
que nous passâmes l’hjbitation de Josias Ingelbregt, 
et qu’enlin nous quittâmes le cours tortueux du 
Kruys , qui arrose ce pays maudit , et gagnâmes Swart- 
bas-Kraal. Il est pourtant des hommes qui sont venu 
habiter cette contrée sablonneuse et cultiver quel- 
ques coins de terre moins stériles, qu’ils y ont trou- 
ves; un nomme Hans Van Aart y av'oit une habi- 
tation à Lange Valley ( Lac long ) , où je fus oblige 
de passer la nuit; plus loin est celle d’Hermanes 
Lauw. Je ne m’arrêtai point chez celui-ci, mais il 
nous fallut camper sur un terrain aride , où je ne 
trouvai pas un filet d’eaù pour abreuver mes bes- 
tiaux. Chemin liiisant, j’avois rencontré une quan- 


EN AFRIQUE. 14I 

tité prodigieuse de perdrix ; j’en avois tué une tren- 
taine que je destinois à mon souper et à celui de mes 
gens. Ma coutume en pareille circonstance étoit de 
taire bouillir mon gibier; j’avois souvent remarqué 
que quand il étoit grillé ou rôti , la fumée des vian- 
des, étant portée au loin par les vents, elle attiroit 
autour de nous, pendant la nuit, beaucoup d’hicn- 
nes et de jackals, qui, éventés et repoussés par mes 
chiens, occasionnoient de la part de ces animaux, 
des aboiemens si violens et si continus, qu’il ne 
nous étoit pas possible de goûter un instant de som- 
meil. Fauté d’eau, je ne pus cette nuit là faire bouil- 
lir mes perdrix , j’en mis une sur le gril pour moi, 
et j’abandonnai le reste h mes gens, qui les firent 
rôtir enfilées h de petites broches qu’ils placèrent 
autour du feu; mais ce que j’avois craint arriva. 
Beaucoup de carnivores, alléchés parle fumet de 
notre gibier, vinrent roder autour de mon camp ; 
et mes chiens, aboyant apres eux, ne nous permi- 
rent pas de fermer l’œil un instant. 

A cette fatigue de la nuit, sc joignoit l’inquiétude 
du lendemain. J’ignorois si nous serions assez heu- 
reux pour trouver de l’eau; et je craignois qu’après 
une journée de soif, mon monde et mes bestiaux 
n’eussent à en souffrir une autre bien plus pénible. 
Effectivement nous ne trouvâmes qu’un désert sa- 
blonneux, couvert de bruyères et de joncs; mais 
pendant que je me livrois à des réflexions affligean- 
tes, je fus tiré de, ma rêverie par le cri d’un oiseau 
qui passoit au-dessus de ma tête. C’étoit un canard 
de montagne {Berg-Eend)^o\x plutôt un génie bien- 
faisant, qui venoit ranimer mon espoir en m’annon- 
çant une découverte sur laquelle je ne devois point 
compter. , 

Persuadé que cet animal cherchoit l’eau et qu il 


142 VOYAGE 

ne manqucroit pas de s’abattre où il en trouveroît , 
je piquai mon cheval , et le suivis au grand galop 
pour ne pas le perdre de vue. Ma conjecture étoit 
fondée; apres quelques minutes de course, je vis 
qu’il descendoit sur une haute et grosse roche dans 
laquelle il s’engagea. J’y montai à pied, et trouvai 
là un grand creux, formant un bassin naturel rempli 
d’eau de pluie , dans lequel l’animal nageoit , plon- 
geoir et s’abattoit gaiement. 

Il m auroit été facile de le tirer; mais après le ser- 
vice qu il vcnoit de me rendre, c’eût été de ma part 
une ingratitude atroce. Seulement je cherchai à le 
faire envoler , dans 1 espérance que , n’ayant pas 
goûté assez long-tems le plaisir du bain, il iroit en 
trouver quelqu’autre dans le voisinage, et m’indi- 
queroit ainsi une nouvelle citerne. Pour cette fois 
mon attente fut trompée; l’oiseau partir, à la vérité ; 
mais efflirouché, pour la première fois de sa vie. 
peut-être, il s’éloigna beaucoup, et bientôt je le 
perdis de vue. 

Du haut de la roche, j’avois fait signe à mes gens 
d’avancer de mon côté; quand ils furent arrivés, je 
leur donnai ordre de remplir mes jarres; j’en avois , 
quelques-unes dans meschariots; et certes, je n’eusse 
pas manqué, au passage du Lange Valey, de les ap- 
provisionner d’eau , s’il m’eût été possible de pré- 
voir la sécheresse qui nous attendoit. Les jarres rem- 
plies, je fis abreuver mes chevaux et quelques-uns 
des anima.ux de ma caravane. Ceux-ci le mirent si 
entièrement à sec , qu’aucun de mes pauvres bœufs 
ne put boire. Mais je savois que les animaux rumi- 
nans supportent plus long-teros la faim et la soif ; 
et d’ailleurs, je me flattois d’avoir, avant la fin de 
la joumée, quelqu’autre bonne fortune, pareille h 
celle que nous venions d’éprouver, j’espérois en 


EN AFRIQUE. 143 

vain; nous ne parcourûmes pendant tout le jour, 
qu’un désert aride. Dans l’après-diner, deux de mes 
bœufs tombèrent épuisés de iassitude et de soif; et 
il fallut les abandonner : tristes et douloureux pré- 
sages des malheurs qui m’étoient destinés. Enfin, le 
soir il fallut, comme la veille, dételler et camper 
a sec, dansl’attente d’un sort plus triste encore pour 
le lendemain. 

Une forte averse, qui heureusement survint dans 
la nuit, me rendit l’espérance; cependant, quelque 
forte qu’elle fût , elle me paroissoit pour le moment 
inutile à mes bestiaux, et je ne voyois point quel 
soulagement pouvoit leur offrir une eau qui, h me- 
sure qu’elle tomboit, disparoissoit et se perdoit aus- 
sitôt dans les sables ; mais cette pluie, que je croyois 
perdue pour eux , par un moyen dont je n’eusse ja- 
mais soupçonné la possibilité , ils surent trouver à 
la boire; et c’est ici que j’admirai la’sagacité de 
l’instinct animal. L’eau en tombant sur eux, for- 
moit des gouttes qui , par leur réunion découloient 
le long de leurs corps en petits filets. Dès les pre- ' 
miers raomens de l’orage, ils s’étoient grouppés en 
pelottons ; et dans cette position , serrés les uns con- 
tre les autres, ils Icchoient et ramassoient chacun 
sur le corps de son voisin, les filets qui en tom- 
boient. Par ce secours inattendu , mes bêtes rafraî- 
chies et désaltérées h la fois, reprirent des forces. 
Mais ce qui ajouta beaucoup à mon étonnement, 
c’est que les deux que j’avois abandonnées sur la 
route , excédées et mourantes , s’y étoient ranimées 
également et de la même manière, sans doute; tou- 
tes deux étoient revenues au camp pendant la nuit; 
et Klaas, qui se faisoit un plaisir d’être toujours le 
premier à m’annoncer les bonnes nouvelles , vint 
tout joyeux, au point du jour, me faire part de 
celle-ci. 


144 VOYAGE 

Je n’avôis plus qu’une journée de chemin pour 
arriver au Heere logement ( logis du seigneur) ; j’y 
devois rencontrer, m’avoit-on dit, une source d’eau 
très-abondante, une retraite fort agréable , des bos- 
quets , des grottes chargées d’inscriptions et de des- 
sins. Au portrait qu’on m’en avoit fait , il scmbloit 
qu’une autre Angélique avoir visité ces beaux lieux. 
Une Angélique! des inscriptions ! des dessins! un 
Médor hottentot ! J’éloignai toute cette magie in- 
vraisemblable et ne retint que l’espoir d’y trouver 
la fontaine ; elle me dcvenoit'd’un besoin trop pres- 
sant pour ne pas désirer d’y arriver avant la nuit. 
Je la trouvai en effet; quelque respect qu’eût dû 
m’inspirer pour elle la description qu’on m’en avoit 
faite , tout mon monde et mes bestiaux en curent 
bientôt troublé les eaux. Quant h la grotte, aux 
inscriptions, aux liannes pendantes- en festons, h 
notre approche, toute cette féerie s’évanouit. Seu- 
lement , une grande et vaste caverne servit à mettre 
h l’abri ma caravane et moi. Elle étoit spacieuse , 
et fort élevée ; nous pouvions enfin y être à cou- 
vert , sans pourtant y être enfermés , étant entière- 
ment ouverte du côté de l’ouest. Assise sur une 
petite monticule, elle dominoit mon camp et la 
plaine , dont la vue monotone et morte inspiroit la 
tristesse et le découragement; enfin, elle s’adossoit 
à la gi-ande chaîne des monts arides, qui, se pro- 
longeant en amphithéâtre , offroit un aspect 'd la fois 
effrayant et majestueux par leur nudité et les diffé- 
rentes teintes d’ochre, de gris et de blanc qui co- 
loroient leurs diverses parties. Les restes d’une 
habitation , tombée en ruine , attestoient que le 
propriétaire avoit été forcé d’abandonner ce lieu 
sauvage et brûlé. Je m’arrangeai pour passer la nuit 
dans la grotte; et je fus obligé de la partager avec 




1 




CAMPEMENT AU HEERK J.O GPiME N T , 
A. ûroiSfp <&, Z^et>f'e ^oyt^/ne^ià , 






EN AFRIQUE. 145 

cîes ramiers et des choucas qui y arrivèrent à la 
chûce du jour. Ils se perchoicnt par centaines sur 
un arbre , dont la racine étoit implantée au sein 
d’une énorme crévasse; une des branches de l’arbre 
tapissoit le fond de cette salle naturelle. 

Les dessins et les inscriptions se réduisoient à 
quelques caricatures d’éléphant et d’autruche ; on 
y lisoit les noms de trois ou quatre voyageurs, qui 
probablement s’étoient autrefois arrêtés dans ces 
lieux. 

Quoique la fontaine se trouvât pourvue d’eau 
plus abondamment que je ne l/avois espéré , mon 
inquiétude n’étoit pas pour cela diminuée ; il nous 
restoit à traverser encore de longues plaines de 
sable, et tout m’annonçoit que je ne pourrois y 
trouver aucune source d’eau. Cependant un rayon 
d’espérance vint un moment dissiper ces craintes; 
le matin deux gros nuages qui se levoient à l’ho- 
rizon, et qui s’approchoient de nous, sembloient 
nous promettre une pluie abondante. Hélas ! rien 
de si fatal que ces nuages ne pouvoient s’oifrir à notre 
vue. C’étoient des miriades de sauterelles ; insectes 
voraces et destructeurs, que les vents emportoient 
au loin. Leur aspect consterna tout mon monde; 
ils ne nous annonçoient que la sécheresse et la 
stérilité. Mon singe seul étoit étranger à la cons- 
ternation générale ; il raontroit , au contraire , une 
joie excessive, suivoit des yeux la direction des sau- 
terelles, attendant avec impatience qu’il en tom- 
bât quelques-unes qu’il pût saisir et croquer à son 
plaisir. 

Tandis que nous jouissions pour l’instant des ra- 
fraîchissemens nécessaires, nous ne laissions pas de 
nous livrer à nos recherches et travaux ordinaires. 
Nous trouvâmes en abondance, parmi les rochers 

Tome /. E 


146 VOYAGE 

et sur les montagnes qui nous cnvironnoient , de 
petits quadrupèdes , qu’on nomme dans le pays 
Dasse.n. C’est le daman de Buffon. Je savois déjà, 
par expérience, que cet animal est un très -bon 
manger. Après tout , pour les genS; qui ne vivoient 
depuis long-teras que de bœuf et de mouton mai- 
gre, c’etoie une occasion heureuse de varier notre 
nourriture, et cette viande grasse , quelle qu’elle 
fût, devoir être regardée comme un régal délicieux. 
Mes gens la dévoroient des yeux , avant même 
qu’elle ne fût en notre pouvoir ; nous nous mîmes 
donc tous à la chasse des damans , et chacun de 
son côté s’en procura autant qu’il put en rencon- 
trer. Déjà, j’en avois tué quelques-uns, lorsqu’un 
tournant une roche je fis lever une panthère , que 
je tirai ; mais le plomb de mon fusil n’étant point 
assez fort pour la tuer sur le coup, elle m’échappa; 
cependant il étoit probable qu’ayant trouvé une 
sorte de garenne pour fournir à sa nourriture, elle 
y avoir fixé sa retraite , qu’elle ne s’en éloigneroit 
pas , et que par conséquent , je devois l’y retrou- 
ver; je battis donc les environs avec mes chiens, 
et, en effet, je tombai sur son repaire, qui m’oifrit 
plusieurs monceaux d’os de damans , et des débris 
de plusieurs espèces de petites gazelles. 

Cette découverte tue promettoit une double sa- 
tisfaction : celle de tuer l’animal quand il revien- 
droit au gîte, et celle de trouver dans les environs 
du gibier pour ma cuisine, comme il en auroit 
trouvé pour la sienne. Des deux plaisirs que je me 
promettois, je ne pus en goûter aucun; ni moi ni 
mes gens nous ne rencontrâmes de gazelles; peut- 
être, la panthère les avoit-elle toutes détruites; 
quant à celle-ci , j’eus beau passer très-ennuyeuse- 
ment , deux heures de nuit en embuscade pour 


1 


EN AFRIQUE. 147' 
l’attendre, elle ne parut point; ce qui me fit croire 
que je l’avois réellement blessée, et qu’elle étoit 
probablement allé mourir ailleurs. 

En chassant, j’avois rencontré un Hottentot, 
serviteur d’un colon du voisinage , pour lequel il 
gardoit un troupeau de moutons. Quoique , parmi 
mes bestiaux, j’eusse un certain nombre de mou- 
tons aussi, cependant, la stérifité des contrées que 
je coinmençois à parcourir me faisoit craindre qu’ils 
ne pussent suffire à notre consomraadon. En con- 
séquence , résolu de les réserver pour des besoins 
plus pressans; je voulus en augmenter le nombre, 
et en acheter du Hottentot. Il est vrai qu’en sa 
qualité de gardien, cet homme n’avoit pas la li- 
berté d’en disposer ; mais je lui en offrois un prix 
si avantageux, qu’assurément son maître lui auroit 
su gré du marché. Il s’y refusa constamn.ent , et 
le seul parti que je pus tirer de sa rencontre, fût 
de lui demander des instructions sur la route la 
plus favorable et la plus courte qu’il me falloic 
tenir pour gagner laRivièrc-dcs-Eléphans où je vcli- 
lois arriver. 

D’après l’ekime de ce pâtre, j’avois encore une 
forte joumée de marche; mais cette journée, je 
devois la faire tout d’une traite , et sans m’arrêter, 
parce que je ne trouverois dans toute la route, ni 
eau ni pâturage. Après la Riviere-des-Eléphans , 
mêmes inconvéniens m’attendoient , disoit-il , jus- 
qu’au pays des Namaquois. Quoiqu’on fut dans la 
saison pluvieuse , par-tout les pluies avoient man- 
qué ; par-tout on éprouvoit une sécheresse effroya- 
ble ; et jamais, de mémoire d’hom.me, cette partie 
■âe l’Afrique n’avoit autant souffert. 

Une pareille annonce m’alarmoit beaucoup, je 
n’cntrcvoyois pour mon entreprise que des mal- 

K a 


148 VOYAGE 

heurs ; déjà même , nous commencions à en éprou- 
ver. Il n’y avoir pas encore six semaines que j’avois 
quitté le Cap; et néanmoins mes bœufs se trou- 
voient aussi fatigués , qu’ils l’avoicnt été après seize 
mois de marche , dans mon premier voyage. Pour 
leur donner le tems de se reposer et de prendre des 
forces , je restai au Ileere-logement sept jours en- 
tiers , pendant lesquels notre cuisine lit une telle 
consommation de dassen ou damans, que mes Hot- 
tentots mômes en étoient dégoûtés. Enfin , la guerre 
que nous avions déclarée à ces pauvres animaux , 
cessa le 4 juillet. Je quittai le lieu, après avoir laissé 
mon nom et la date de mon arrivée dans la grotte , 
selon l’usage des voyageurs. 

D’après l’avis que m’avoit donné le pâtre, je 
partis au point du jour ; et après une marche très- 
fatigante , nous apperçûraes à la nuit tombante , de 
dessus un point élevé où nous nous trouvions alors, 
le Fleuve-des-Eléphans serpenter au-dessous de 
nous, â une demie-lieue de distance; mais, comme 
je savois par expérience ce qu’on risque pour des- 
cendre des montagnes dans les ténèbres, je pris le 
parti de camper sur la hauteur ; et malgré l’extrême 
fatigue de mes attellages, d’attendre le jour, pour 
gagner la rivière. 

Elle étoit bordée , de chaque côté , par de très- 
grands mimosas , et par diverses sortes de bois 
blancs , de l’espèce du saule ; mais par-tout le ter- 
rain étoit sec et brûlé , et il n’existoit pas même 
de verdure sous les arbres. En vain, je parcourus 
le long des bords, dans l’espoir de trouver, enfin, 
quelqu’endroit moins aride , qui offrit un herbage 
à mes bêtes ; je ne vis pas une seule touffe de gazon ; 
et il fallut qu’elles se contentassent de quelques 
plantes grasses et des feuilles des arbustes. 


EN A F R I Q U E. 149 

Il existoit cependant , à peu de distance de la ri- 
vière , une maison , habitée par la veuve Van-Zeil 
et sa famille. Quelques champs labourés me l’indi- 
quèrent; je m’y rendis donc, et j’y reçus l’accueil 
le plus amical; la veuve Van-Zeil me vendit quel- 
ques moutons , et même quatre cents livres de ta- 
bac, que je crus devoir ajouter k ma provision. Ce 
tabac étoit de son cru ; je le payai sur le pied de 
deux sous de Hollande la livre, ce qui fait, à peu 
de chose près , quatre-vingt livres de notre monnoie 
pour les quatre cents livres. J’achetai encore de 
l’eau-de-vie, avec laquelle je remplaçai la quantité 
qui avoir été bue jusques-lk. La veuve, dans l’en- 
tretien que j’eus avec elle, me confirma ce que 
m’avoit dit le pâtre Iiottcntot, sur la sécheresse 
désastrueuse qui désoloit le pays; sécheresse, telle 
que toutes les hordes de petits Namaquois avoient 
quitté l'intérieur des terres , pour se rapprocher 
des bords de la mer. 

Par le spectacle que j’avois sous les yeux , je 
pouvois juger de ce que devoir être la contrée dans 
laquelle j’allois entrer ; et cependant je me flattois 
encore, et cherchois, pour ainsi dire, à m’abuser; 
tant ce qu’on souhaite avec ardeur paroît facile et 
probable ! Si la contrée des petits Namaquois a été 
privée de pluie , me disois-je à moi-même, peut- 
être la disette d’eau n’a-t-ellc été que locale ; peut- 
être les cantons situés au-delà, n’ont-ils pas éprou- 
vés cette même sécheresse; peut-être ont-ils de 
trop ce qui manque au leur. Ainsi , raisonnant 
d’après des données vraisemblables , quoique très- 
incertaines , je m’occupois des moyens de traverser 
ce pays , dont l’aridité , toute effrayante qu’elle 
étoit, pouvoit néanmoins n’etre pas une difficulté 
invincible ; et j’espérai qu'à celui-là , en succède- 


150 ■ VOYAGE 

roit un autre plus humide , peut-être , et dont la 
température et la fécondité me dédoramageroit do 
toutes mes fatigues. 

Quand la veuve Van-Zeil me vit déterminé à 
partir, malgré scs avis et scs représentations, elle 
me forma une petite provision de biscuit ; puis 
chargea ses deux fils de me montrer le seul gué 
où je pourrois traverser la rivière sans aucun risque 
d’avarie pour mes effets; il fallut la descendre assezi 
bas. Arrivés au passage où mes guides m’avoienc 
conduit avec leurs bœufs, ils voulurent, par ami- 
tié, me suivre sur l’autre bord, et passer même la 
nuit avec moi; je m’y refustri, parce que le teras 
tournoit visiblement à la pluie; je craignois que les 
eaux n’augmentant tout-à-coup , ils ne puisent s’en 
retourner. Bien me prit, d’avoir traversé la rivière 
ce même soir ; car pendant la nuit il survint un 
déluge d’eau , qui dura , sans interruption , trois 
Jours entiers; et qui me flatta de quelqu’espoir pour 
l’heureux succès de mon voyage ; sa violence fut 
même telle, dès le premier moment, que je fus 
obligé d’arrêter et de camper sur la rive même. Ma 
bonne fortune me servit bien dans cette occasion; 
un jour plus tard, il n’y avoir plus de gué à espérer 
pour moi ; et je me fusse vu réduit à passer la ri- 
vière sur des radeaux; moyen pénible, et qui eût 
coûté à mon monde beaucoup de fatigues et à moi 
bien du tems; sans compter qu’étant encaissée et 
très-rapide, Fusage du radeau, dans un moment 
d’inondation, avojt du danger. 

t)ès le second jour les eaux grossirent au point 
de gagner meis chariots ; Je fus forcé de porter mon 
ca’up plus au large vers la plaine ; mais peut-être 
si la Cfue fut survenue pendant la nuit, eût-il été 


» 


EN A R I Q U E. 151 
emporté tout entier j et certes , notre vie auroit 
couru les plus grands dangers. 

Souvent j’avois entendu parler au Cap , des ris- 
ques que court un voyageur dans cette partie de 
l’Afrique , quand il campe trop près des rivières. 
Les colons m’avoient même conté, sur ces dangers, 
des histoires merveilleuses , auxquelles j’avois cru 
faire grâce, en ne les regardant que comme exa- 
gérées ; mais l’expérience m’a convaincu , à mon 
tour , qu’elles ne l’étoicnt pas ; et mainte fois , 
campé par le plus beau teins possible , et même 
après de U'ès-grandes sécheresses , près de petites 
rivières , à une grande distance de leur cours ; il 
m’est arrivé de les voir tout-à-coup , et en moins 
de trois heures, par un orage qui avoit crevé plus 
haut, s’élancer au-dessus des arbres de leur rivage, 
inonder au loin les campagnes et former autour de 
moi un vaste lac. 

Il est donc prudent et sage pour un voyageur , 
de ne jamais camper près des rivières , qu’à une 
hauteur où leurs plus gixindes crues ne le puissent 
atteindre. Or , il est aisé de s’assurer de ce terme , 
par l’inspectiofl des arbres qui sont sur leurs riva- 
ges. Dans leurs débordemens , elles entraînent des 
roseaux et des herbes que les branches arrêtent; 
ces dépôts y restent suspendus, et leur chevelure 
pendante , est un témoin qui atteste jusqu’où les 
eaux se sont élevées. Dans le jour, il est vrai, on 
peut sans risque venir habiter à l’abris des arbres 
du rivage; car ordinairement on ne trouve de l’om- 
bre que là; au moins s’il survenoit un déborde- 
ment, on n’y coun’oit aucun danger, puisque rien 
n’empêcheroit de le voir ; miais rester là pendant 
la nuit, ce seroit s’exposer imprudemment, etsuiv 
tout durant la mousson d’hiver, 

Iv 4 


152 VOYAGE 

La pluie enfin ayant cessé le troisième jour, je 
me remis en marche ; et après avoir suivi pendant 
trois heures le cours du fleuve en le descendant , 
j’arrivai au confluent d’une petite rivière , nommée 
en Hottentot , et par les Hollandois .Dwars- 

rivier (rivière qui traverse). Celle-ci, comme la 
plupart de celles d’Afrique, ne coule que dans la 
saison pluvieuse ; elle étoit si profondément encais- 
sée dans l’endroit où nous pouvions la passer, que 
nous ne l’apperçûmes qu’au moment où nous la 
to'-'Çhions. Elle se jette dans celle des éléphans ; 
et j ctois obligé de la traverser. Ce passage, à dire 
le vrai , m’inquiétok beaucoup ; non , pour le Koï- 
gnas lui-même, qui a peu de largeur, et qui, ne 
recevant presque pas d’eaux étrangères, s’étoit peu 
accrue par les pluies ; mais pour la difficulté d’y 
descendre, à cause de la hauteur et de l’escarpe- 
ment de ses rives. D'ailleurs, le terrain où nous 
nous trouvions , étant une terre glaiseuse , les pluies 
l’avoient rendu tellement glissant , que la descente 
en devenoit très - dangereuse pour mes voitures. 
Ainsi , sécheresse et pluie, tontine contrarioit, tout 
sembloit combiné pour me présenter à chaque pas, 
des obstacles nouveaux. 

Klaas, voulant contribuer par ses soins à l’heu- 
reux succès de notre passage , se chargea de con- 
duire le premier chariot, et il se mit à la tête de 
1 uttellage ; mais en descendant, le pied lui ayant 
manque , il tomba ; et avant qu’il eut le tems de se 
relever , non-seulement, la première paire de bœufs 
le toula aux pieds, mais les quatre autres lui pas- 
sèrent aussi sur le corps; heureusement je m’étois 
apperçu de sa chute. Aies cris attirèrent à son se- 
cours ses camarades, qui, favorisant par leur ré- 
sistance , les efforts que faisoit le conducteur pour 


EN AFRIQUE. 153 
retenir les timoniers, arrêtèrent la voiture au mo- 
ment où déjà elle touchoit les bords de la rivière , 
et alloit rouler sur le malheureux. Je 1 arrachai de 
dessous les bœufs ; mais il m’est impossible de dire 
tout ce que j’éprouvai de joie, quand, 1 ayant re- 
m;s sur pied, et interrogé sur sa chîite, il répondit 
qu’il ne se sentoit aucune blessure. Les bœufs ce- 
p ndant lui avoient fait quelques contusions ; mais, 
quoiqu’emportés par la descente, ces animaux , par 
un instinct plein d’intelligence , l’avoicnt ménagé 
autant que les circonstances le leur permettoient ; 
et vraiment il y avoit de quoi s’étonner que tant 
de pieds eussent passé sur lui sans le briser entiere- 
ment. 

Parv'cnu sur la rive droite du Koïgnas, je diri- 
geai ma marche , selon l’indication que m avoit don- 
née la veuve Van-Zeil, vers le Vleermuys- Kiip 
la roche aux chauve-souris). Mais , en avançant, 
j’apperçus la trace toute fraîche d un lion ; cette 
découverte, qui, depuis mon départ du Cap , etoit 
la première de ce genre, m’avertissoit detre sur 
nos gardes dans notre campement de nuit; 1 animal 
se trouvoit dans les fourées de la rivière , au moment 
de notre passage; et sans doute le bruit de ma ca- 
ravane l’avoit déterminé h fuir en plaine. Je me mis 
à sa poursuite avec un de mes chasseurs et quelques 
chiens ; nous le suivîmes même pendant une partie 
de la journée ; mais l’approche de la nuit et la 
crainte de m’égarer dans l’obscurité lorsque je ne 
pourrois plus distinguer la trace des roues de mes 
voitures, me forcèrent de revenir à mon camp. 

Swancpoel, pour diriger ma marche et pour me 
fournir une sorte de fanal, avoit fait allumer les 
feux plutôt qu’à l’ordinaire. J’ai déjà dit que notre 
coutume étoit d’en allumer plusieurs tous les soirs; 


154 VOYAGE 

ils nouç scrvoient tant k nous garantir du froid de la 
nuit , qu’à écarter les animaux dangereux et nuisi- 
bles; mais, cette fois, ils nous en attirèrent d’une 
espèce particulière , dont il ne nous fut pas possi- 
ble de nous défendre. Cette roche des chauve-sou- 
ris , au pied de laquelle nous étions campés, en con- 
tenoit réellement ( et c’est ce qui lui en avoit fait 
donner le nom ) des quantités innombrables. EflFa- 
rouchés par une clarté qui leur étoit nouvelle , ces 
animaux faisoient, dans leurs repaires, un bruit ef- 
froyable qui déchiroit le timpan; d’autres, ensiflant, 
venoient par centaines, voltiger autour de nous, et 
nous souflettcr le visage avec leurs ailes. En Vain , 
on chcrchoit à s’en défendre, la nuée menaçante ne 
feisoit qu’augmenter , et de toutes parts on étoit frap- 
pé. Peut-être qu’en me retirant dans mon chariot, 
j’aurois pu, k la faveur de l’obscurité, me garantir 
de leurs Insultes; mais comment échapper aux cris 
perçans de cette multitude immense qui s’égosilloit 
dans les rochers. Mes bêtes elles-mêmes, en étoient 
inquiétées autant que nous. Tout m’annonçoit une 
nuit fâcheuse et sans espoir d’un sort meilleur. Dans 
cette position désolante, je ne vis qu’un seul parti 
à prendre, celui de lever le camp et d’abandonner 
le champ de bataille à ces ennemis tenaces. 

En conséquence, je donnai mes ordres; on plia 
les tentes, on attela, et nous allâmes camper, tou- 
jours en descendant la Rivièrc-des-Eléphancs , à un 
endroit nommé en hottentot Krekenap , et en hol- 
landois Back-hoove, 

Malgré l’humeur que devoir nous donner ce dé- 
carapement nocturne , et l’aventure qui l’occasion- 
noit, j’étois très-aise d’aller en avant, dans l’espé- 
rance de trouver un pacage avantageux pour mes 
bêtes, qui, toutes, étoient réduites à un état dé- 


EN AFRIQUE. 1 55 
plorable, et sur tout les bœufs et les chevaux qui, 
depuis le Hecre-logeuient, uourris de plantes gras- 
ses, les seules que la sécheresse eut épargnées, 
aveient tous un dévoiement dont j etois fort inquiet. 
Je leur donnai, pour se refaire, quelques jours de 
repos ; moi , pendant ce tems , voulant mettre à pro- 
fit ma station , je pris le parti de parcourir le voisi- 
nage et de chercher à connoitre le pays, et sur-tout 
rembouchure de In. Rivièrc-dcs-Elephans, ejui, se- 
Ion les renseignemens qu’on m’avoit donnés, ne 
pc uvoit être que peu éloignée de mon nouveau 
camp. 

Klaas , quoiqu’il ressentit encore quelques dou- 
leurs de sa chûte, voulut absolument m’accompa- 
gner. Je partis donc avec lui et trois autres de mes 
gens , au nombre desquels étoit un de ces Hotten- 
tots que lui-même avoit mis h mon sendee, et qui 
fut chargé de ma canonnière , seul équipage que je 
crus nécessaire d’emporter avec moi. Mon inten- 
tion étoit de cotoyer le fleuve en suivant son cours; 
et jccomptois abréger ainsi ma route, puisque je 
courois moins le risque de m’égarer; mais les pluies 
des jours précédens avoient tcllen’tnt fr.it g^onflet la 
rivière, qu’en beaucoup d'endroits elle avoit dé- 
bordé et formoit, sur-tout dans les lieux bas, de 
vastes lacs'. Ces amas d eau qui , souvent sc présen- 
toient à nous, nous obligeoient h de longs circuits, 
qui rctardoient de beaucoup notre marche. Aussi 
me fallut-il employer, pour arriver îi la mer, plus 
de tems qu’il ne m’en eût coûté dans d’autres cir- 
constances. Cependant je ne voulois point changer 
de route, parce que les lacs dtoient couverts d’une 
multitude infinie d’oiseaux aquatiques de toutes es- 
pèces, et spécialement de mouettes, d’hirondelles 
de mer et de phénicopthères, qui s y trouvoient par 
piilUons. 


156 VOYAGE 

Je devois rencontrer dans cette foule innombra- 
ble, des objets nouveaux, dignes d’augmenter ma 
collection; j’en tuai effectivement plusieurs, entre 
autres , un oiseau charmant , haut d’environ trois 
pieds, qui, aujourd’hui, fait partie de mon cabi- 
net. Sa tête et sa gorge , entièrement dégarnies de 
plumes , sont enveloppées d’une peau du rouge le 
plus éclatant , terminé pai* une bande d’un beau 
jaune citron , qui sépare la partie nue d’avec celle 
qui est emplumée; les couvertures des ailes, rayées 
largement d’une belle couleur violette , agréable- 
ment nuancée, sont frangées par une bande blan- 
che, dont les barbes épaisses et soyeuses , mais 
isolées les unes des autres, imitent parfaitement un 
riche effilé; les pennes des ailes et de la queue sont 
d’un noir verdâtre à reflet violet ou pourpré, sui- 
vant qu’elles reçoivent le jour plus ou moins obli- 
quement; le reste du plumage est d’un beau blanc ; 
le bec long, et un peu arqué, est jaune, ainsi que 
les pieds. Cet oiseau appartient au genre des Tbis, 
dont nous connoissons déjà plusieurs autres espèces. 

Arrivé enfin avant la nuit sur les bords de la mer, 
je fis dresser ma canonnière et allumer du feu; 
mais, malgré notre extrême fatigue, aucun de nous 
ne put se livrer au sommeil : le vent de mer étoit 
si piquant et le froid si excessif, qu’il nous fallut 
passer la nuit entière à nous chauffer. Cet état de 
souffrance me faisoit attendre impatiemment le point 
du jour; aussi, des qu’il parut, me mis-je enquête 
avec trois de mes gens, en remontant les bords de 
la mer. 

Ils s’éloignèrent bientôt de moi, et allèrent fur- 
reter les dunes, dans le dessein d’y trouver soit 
quelqu’oiseau , soit quelqu’animal qui me fut in- 
connu, soit tout autre objet extraordinaire, digne. 


EN AFRIQUE. 157 
en un mot, de piquer ma curiosité. lisse donnèrent 
beaucoup de peine; mais leur zèle fut sans succès : 
toutes leurs recherches aboutirent h la découverte 
de quelques gazelles ( reebock ) , sur lesquelles ils 
tirèrent, et qui, fuyant de mon côté, venoiént se 
prendre au filet en passant l’une après l’autre dans 
l’endroit où j’étois. 11 ne tenoit qu’à moi de tirer 
aussi sur elles; mais, en ce moment, j’étois occupé 
h observer une quantité prodigieuse de vautours et 
d’autres oiseaux de proie de toute espèce, que je 
vis tournoyer et voltiger dans les airs , puis s’abat- 
tre à un quart de lieue devant moi. Cependant mes 
gens avoient tué deux gazelles ( steen-bock ). Peu 
sensible à cette conqujéte , jedévorois des yeux les 
oiseaux carnivores que j’avois apperçus , et donc 
l’afiîuence augmentoit sans cesse; mais ma curio- 
sité redoubla encore lorsqu’on m’eut assuré que ces 
oiseaux étoienr probablement attirés par les éma- 
nations d’un éléphant mort , ou de quelqu’animal 
semblable , qui leur servoit en ce moment de pâ- 
ture. 

En effet, lorsque nous nous fûmes approchés , 
nous vîmes sur le rivage un cachalot, long de qua- 
rante à cinquante pieds. Il étoit à plus de cent pas de 
la mer , et sans doute avoit été jetté là par les va- 
gues. Certes, la mer avoit éprouvé une terrible 
tourmente pour lancer, à cette distance, une masse 
aussi énorme. Elle étoit attaquée par différens oi- 
seaux carnassiers : par beaucoup de corbeaux, et 
sur-tout, par diverses espèces de ces petits quadru- 
pèdes du genre des fouines et des putois, qu’on dé- 
signe , au Cap, sous le nom général Miiys-Hond. 
Tous la rougeoient à l’envi; déjà même, elle étoit 
en partie dévorée ; cependant notre approche trour 
bla la gaieté de ce bon repas : les oiseaux s’env»- 


158 VOYAGE 

lèrcnt; les muys-honden s’enfuirent; il n’y eut que 
les corbeaux , genre de carnivore plus opiniâtre que 
tout autre, qui ne voulurent pas quitter leur proie, 
et qui même, sans s’elFrayer de notre visite , voloient 
autour de nous et sur nos têtes , en poussant des 
croassemens affreux. 

A plus de quinze pieds autour de la baleine, le 
sable étoit imbibé de son huile, que la chaleur du 
soleil faisoit découler. La perte de cette graisse , 
ai nsi répan due, paroissoitaiBiger beaucoup mes Hot- 
tentots ; ils regrettoîent de n’avoir point à leur por- 
tée, l’un de mes chariots avec une douzaine de bar- 
riques pour les remplir de cette huile , qui eût lait 
leur bonheur pendant toute la route. Cependant , 
comme un grand désir éveille bientôt l’industrie, 
ils songèrent à leurs gazelles , et me demandèrent 
la permission d’en disposer; puis, retournant au 
lieu où ils les avoient cachées , les écorchèrent , 
s’en firent des outres , dont chacune pût contenir 
jusqu’à quarante livres d’huile. 

je chcrchois pour mon compte à tirer parti du 
cachalot. En l’examinant avec attention, je m’étois 
apperçu que différentes sortes de scarabées se pro- 
menoient sur cet immense domaine de charogne, 
et s’occupoient aussi à la ronger. J’en comptai de 
quatorze espèces; je me mis à chasser tout ce mon- 
de, et quelques individus choisis de chaque espèce 
furent à leur tour immolés à mon appétit : j’en en- 
richis mon petit magazin. Ce dépôt étoit une boîte 
de sapin, légère et plattc, que ic portois au-dessus 
de la calotte de mon chapeau; afin qu’elle s’y adap- 
tât mieux, clleavok, comme le chapeau lui-même, 
une forme ronde, et s’y trouvoit assujettie, ainsi 
*“qu’ ombragée par les plumes d’autruche dont j’avois 
coutume d’orner ma tête. 


I 


EN AFRIQUE. 159 

Plus satisfait de ce que j’avois recueilli que de 
riniiuense provision d’huile qu’avoient fait mes 
Hottentots, je revins à ma canonnière qui étoit gar- 
dée par un de mes gens; mais en route, je vis dans 
les dunes beaucoup de fumées d’éléphant , ce qui 
me fit croire qu’il y en avoit une grande quantité 
dans le canton , et que la rivière , à bon droit, . 
portoit le nom de ces animaux. Il est vrai qu’au- 
cune de ces fumées n’étoit fraîche ; mais j’en con- 
cluai que les éléphans habitent ordinairement la rive 
droite du fleuve sur laquelle j’étois, et que forcées , 
dans cette saison, par la sécheresse, à quitter ce 
canton devenu stérile , ils avoicnt passé sur la rive 
gauche qui, sans doute l’étoit moins. 

Au reste, ce n’étoit là que des conjectures; peut- 
être même la vraisemblance devoit-dle me porter 
à croire que ces animaux, sans avoir changé de ri- 
vao-e, s’étoient porté plus avant dans l’intérieur des 
terres; néanmoins, l’envie d’en rencontrer quelques 
troupeaux , et de les chasser , échauffa tellement 
mon imagination, qu’elle faillit à me perdre sans 
retour, avec le meilleur Hottentot de ma caravane; 
je vais conter en détail cette fameuse extravagance- 
II ne s’agit de rien moins ici , que de passer avec 
armes et bagage, et le monde qui m’accompagnoit, 
un fleuve considérable j accru par les débordemens, 
et de m’aller établir à l’autre rive. 

J’avois heureusement avec moi des nageurs ex ■ 
ceilens , et le trajet du fleuve , quel que fut sa lar- 
geur , ne les inquiétoit pas ; il n’en étoit point ainsi 
de moi. On se rappelle qu’en poursuivant un aigle 
sur les bords du Queur-Boom , j’avois , dans mon 
premier voyage, imprudemment risqué mes jours; 
instruitparlc péril, je ra’étois efforcé de me livrer 
à l’exercice de la natation ;en effet je n’y manquois ( 


l6o VOYAGE 

guère, pour peu que l’occasion s’en présentât; 
mais je n’étois encore qu’un foible apprentif, et 
ne me sentois point du tout la force d’affronter 
un fleuve débordé, extrêmement rapide, et d’une 
largeur demésurée. Je pris donc conseil de mes 
gens sur le parti qu’il y avoit à suivre et sur les 
moyens les plus prudens et les plus sûrs de réussir. 

La première idée qui s’offrit h nous fut celle 
d’un radeau ; elle étoit la plus naturelle et la plus 
commode ; j’en avois fait autrefois l’expérience avec 
succès sur des rivières , à la vérité , moins dange- 
reuses. Me fiant ici entièrement sur la force de mes 
nageurs, j’imaginai qu’il leur seroit aisé de traîner 
le radeau vers l’autre rivage ; mais , en examinant 
les difficultés de plus près, nous craignions, avec 
raison , que le radeau présentant une grande sur- 
face , il n’y acquit un mouvement qu’il ne seroit 
pas possible aux nageurs de vaincre et de diriger. 
Il falloir pourtant composer, ou trouver un corps 
quelconque qui me portât, et qu’ils pussent con- 
duire : or, c’est ce qu’aucun de mes Hottentots 
n’imaginoit. Comment leur esprit eût-il été fécond 
en ressources dont aucun d’eux n’avoit besoin ; et 
pourquoi se trouvoit-il là un Surinamois , élevé à 
Paris, qui ne sût point nager? La mal-adresse étoit 
ici mon lot h moi seul ; il falloit donc bien que je 
fisse les frais de l'invention. Voici l’expédient au- 
quel je m’arrêtai : je proposai de lancer h l’eau un 
tronc d’arbre que j’enfourcherois ; et mes quatre 
compagnons, de crier à la fois que si j’avois le cou- 
rage de m’y fier, ils répondoient, sur leur tête, de 
me faire arriver à l’autre bord. 

Cette assurance augmentoit mon courage ; je 
n’hésitai donc plus ; il ne s’agissoit que de trouver 
le tronc d’arbre le moins incommode pour exécu- 
ter 


EN AFRIQUE. i6l 
ter le tour de force. Ce n’est pas que le rivage n’en 
offrit une grande quantité : l’inondation (comme 
cela arrive dans ces pays où les plantes et les arbpes 
parcourent leur cercle de vie , périssent de bout et 
se dessèchent sur leurs racines); l’inondation en 
avoit déraciné, charié et jette un grand nombre le 
long du rivage ; il en étoit couvert ; mais la plu- 
part avoient encore leurs branches, et parmi ceux 
qui s’en trouvoient dépouillés, les uns étoicnt trop 
courts, les autres trop longs, d’autres trop gros 
ou trop minces. Il fallut s’arrêter à celui qui nous 
parut le plus favorable , et ce n’est qu’après avoir 
remonté la rivière pendant un assez long espace, 
qu’ enfin nous le trouvâmes. Cette contrariété, qui 
excitoit fortement nos murmures, tandis que nous 
en faisions la recherche , fut cependant ce qui nous 
sauva la vie. 

Notre première opération fut de mettre le tronc 
à flot, d’attacher en avant deux courroies, par 
lesquelles les nageurs pussent le tirer. Leurs kros 
et ma canonnière , après avoir été roulés , furent 
attachés et fixés vers le milieu de sa longueur; 
après quoi , de chaque côté de ce paquet , je fis 
amarrer et solidement attacher les deux outres 
qu’on avoit remplies d’huile : elles servoient non- 
seulement à alléger le poids de la machine, mais 
encore à l’empêcher de tourner sur elle-même, et 
de me faire chavirer. 

Il restoit de plus à trouver un moyen de trans- 
porter nos poires h poudre , et nos vivres , mais 
sur-tout à les préserver de l’eau. Je me chargeai 
de ce soin. J’imaginai qu’il me seroit possible de 
tenir les fusils appuiés sur mes épaules ; quant aux 
poires, j’en eus bientôt fait un collier, que je me 
mis autour du cou ; ma montre y fut aussi attachée. 

7 orne I. L 


i 62 voyage 

Tout étoit prévu, disposé pour ce périlleux trajet. 
C’est dans ce grotesque accoutrement que je vais 
gagner mon arbre ; j’entre dans l’eau, à cheval sur 
mon bâton , je prends mon à-plorab comme sur 
une selle, c’est-à-dire, sur les paquets et entre les 
outres; mes nageurs se lancent, entraînent la frôle 
voiture, et son trésor, et son mannequin; enfin, 
nous voilà à la merci des eaux. 

Tant de précautions dévoient me rassurer contre 
tout accident. Aussi je me vis à l’eau sans crainte; 
cependant pour ménager mes nageurs, qui, dans 
un si long trajet , avoient besoin de conserver 
toutes leurs forces , j’étois convenu avec eux qu’il 
n y en auioit que deux pour me h^Ier à l’avant, 
tandis que deux autres, appuyés sur le derrière’ 
nageroient seulement des pieds , et pousseroient 
l’équipage; etqu’ainsi, tour à tour fatigués, ils se 
relayeroient et se soulagcroicnt mutuellement : plai- 
sans Tritons qui, bientôt, vont donner de grandes 
inquiétudes à leur Neptune? ^ 

D’abord notis allions h ravir, parce que la por- 
tion du fleuve qui étoit débordée , n’avoit presque 
pas de mouvement, et que par conséquent elle 
offroit peu de résistance; les nageurs me halloient 
sans peine; ils plaisantoient môme sur la crainte 
qu’ils avoient eue de ne pas réussir; je m’égayois- 
moi-même , à mes propres dépens ; je ne pouvois 
m’ empêcher de rire de mon attitude roide et guin- 
dée , de mes deux bras en l’air , armés de leurs fou- 
dres,^ de la fraise que j’avois autour du cou, de 
l’équipage enfin qui, entourant ma ceinture, ser-t 
voit comme de lest et de contre-poids à la plus 
bizarre de toutes les voitures; mais combien la 
scène changea, et quel ton différent elle vint im- 
primer à l’accent de nos voix. 



L’assagi; de ea riviere desejj^phants. 


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E N A F R I Q ü E. • 163 

A peine fCiines nous entrés dans le courant , que , 
sa rapidité l’emportant sur nos efforts, nous nous 
vîmes peu h peu dériver ; et bientôt sa violence fut 
telle, que , malgré tour le courage avec lequel mes 
nageurs luttoient et coupoient les eaux , nous nous 
vîmes entraînés rapidement vers la mer. 

C’en étoit fait de nous si ce malheur fut arrivé , 
et je perissois infailliblement. Ma bonne étoile vou- 
lut que le vent qui venoit du large, retardât notre 
perte en s’opposant un peu à notre dérive , et nous 
repoussant à-mout; mais en meme teins, il élevoit 
des vagues qui nous cmpcchoient d’avancer, et qui , 
sans cesse, nous couvroient d’eau; de irftinièrc qu’à 
chaque instant nous disparoissions les uns pour les 
autres. 

Par un inconvénient qu’il n’avoit pas été possi- 
ble de prévoir et auquel il n’y avoir plus de remè- 
de, le tronc, que jusqu’alors on avoit tenu sans 
peine dans sa direction horkontale, tout -à-coup, 
changea de disposition; tantôt, poussé avec vio- 
lence vers les deux nageurs de l’avant, et les cour- 
roies redevenues lâches, il rendoit leur marche 
inutile; tantôt, par un mouvement contraire, roi- 
dissant sur les courroies, il secouoit rudement les 
nageurs et les tiroir en arrière ; mais ce qui étoit 
le plus désastrueux , c’est que le fatal tronc d’ar- 
bre souvent s’enfonçoit par un bout, tandis qu’il 
SC relevoit par l’autre , et se présentoir ainsi très- 
défavorablement au fil de l’eau; ce qui, d’un autre 
côté, rendoit inutile la manœuvre des deux nageurs 
de l’arrière; et telle étoit ma position, que, mal- 
gré mon escorte, je me voyois livré à la merci des 
flots, tournant, sautant à leur gré, dérivant de plus 
en plus, prêt à perdre en un mot l’équilibre. 

Le danger étoit pressant ; les deux nageurs de 

L e 


104 . VOYAGE 
i’arricre quittèrent à propos leur poste, et, s’élan- 
çant aux côtés des deux autres , ils se saisirent des 
courroies pour les seconder dans cette lutte ef- 
fraj'ante. Pour moi, quoiqu’ayant beaucoup de 
peine à me tenir sur mon support, je ne laissai 
pas que de favoriser des pieds leurs efforts; ces 
braves gens en faisoient d’inimaginables. Le danger 
où ils s’etoient engagés par attachement pour moi, 
l’assurance qu’ils m’avoient donnée de me porter à 
l’autre bord, leur faisoient un devoir de périr ert 
espérant toujours de me sauver. Ils déployoient 
des forces sur-humaines; néanmoins, je commen- 
çois à désespérer, et la dérive qui devenoit de plus 
en plus rapide, et nous approchoit nécessairement 
de la mer , ne me laissoit d’autre perspective que 
d’abandonner le tronc, mon collier, mes fusils, 
tout l’équipage, et de me jetter à la miséricorde 
de mes Hottentots , afin de gagner au milieu d’eux , 
soit le rivage où nous tendions, soit le rivage d’où 
nous étions partis. 

Au juilieu des plus vives alarmes que j’aie éprou- 
vées de ma vie , le croira-t-on ? une consolation 
douce venoit en adoucir un peu' l’horreur. J’ai 
fortement éprouvé dans cette rencontre, combien 
nos maux diminuent lorsqu’ils sont partagés ; et 
quelqu’inquiétude que m’inspirât la vue de mes 
braves , qui se sacrilioient pour l’amour de moi, et 
couroient à une mort certaine plutôt que de m’y 
abandonner seul, leur action généreuse rendoit ces 
derniers momens moins amers : je périssois après 
avoir épuisé tous les secours de l’amitié. 

Cependant ces pauvres Hottentots , exténués , 
haletans, s’encourageoient encore d’une voix foi- 
ble ; aucun d’eux ne lâcha les courroies attachées à 
mon arbre , aucun ne cessa de ilager et d’opposer 


EN AFRIQUE. 165 
du moins quelque résistance au courant, en subs- 
tituant de la sorte l’adresse à la force , et tirant tout 
le parti possible de la circonstance. Au nombre de 
ces Africains, il y en avoit un dont les services 
étoient aussi nouveaux pour moi, que je l’étois 
pour lui; il ne le cédoit point à ses camarades en 
zèle et en courage , et je crois qu’il se scroit laissé 
entraîner à la mer un des premiers. 

Nous y touchions , lorsque je m’apperçus , 'à la 
diminution de résistance, que nous avions .passé la 
plus grande roideur du courant, C’est alors qu’ils 
ramassèrent le peu de forces qui leur étoient res- 
tées, et qu’enfin, se retrouvant en plein calme, 
ils commencèrent h respirer, et gagnèrent le rcsac, 
qui bientôt nous permit d’aborder la terre. Le pre- 
mier qui la sentit , l’annonça par un cri de joie 
qui fut répété par les trois autres. Je voudrois pein- 
dre en vain l’émotion générale qui se fit sentir en 
ce moment parmi nous. Je sautai sur le rivage; et, 
débarrassé de l’attirail grotesque qui avoit tour i 
tour excité nos plaisanteries et nos alarmes , je me 
jettai au cou de mes libérateurs, qui m’embrassè- 
rent avec transport. 

Notre premier soin fut d’allumer un grand feu : 
nous étions transis , autant par l’effet de la terreur 
que par l’impression de l’eau ; nous fîmes sécher 
nos vêtemens. Mes nageurs , par une prévoyance 
très-heureuse , s’étoient pourvus d’une calebasse 
pleine d’eau-de-vic. Quelqu’aif toujours été ma 
répugnance pour cette liqueur, j’en bus un coup 
avec délice; elle remonta mes fibres, et me rendit 
mon existence première. Nos fusils, que j’avois été 
contraint de poser et d’amarer sur mes genoux, 
afin de me cramponer des mains sur le fatal tronc, 
lors de scs fréquens mouvemens , avoient été mouil- 


i66 voyage 

lés ; je m’empressai de les essuyer. Quoique j’eusse 
vingt fois été couvert par les lames, heureuse- 
ment l’eau n’avoit pénétré ni dans les poires à 
poudre, ni porté atteinte à ma montre. Que je me 
sus bon gré d’avoir eu assez de présence d’esprit 
pour n’abandonner pas mon tronc d’arbre ! Je n’ai 
pas besoin de dire combien m’eût été funeste la 
perte de mes fusils , ainsi que de ma canonnière j 
non-seulement je n’aurois pas rempli , sur la rive 
où je venois d’aborder, le but que je in’étois pro- 
posé; mais je ne pouvois remplacer ces fusils par 
d’autres, et mon voyage eût été singulièrement 
dérangé par cette privation. 

Mais je n’étois occupé dans ce moment que du 
bonheur d’avoir échappé à un péril aussi éminent; 
je n’en vis bien toute l’immensité, que lorsque je 
pus mesurer des yeux les deux rives. C’est alors 
que je fis de sérieuses réflexions sur mon extrava- 
gance et sur le péril où j’avois entraîné mes com- 
pagnons. A la vue du trajet, je frissonnois d’épou- 
vante. Ce n’étoit pas un fleuve que j’avois traversé, 
c’étoit un vaste débordement , dont à peine ma vqe 
pouvoit mesurer l’étendue. Il ne m’est pas possible 
de rien dire de positif sur sa largeur, puisque je 
n’avois point d’instrumens pour le mesurer; mais 
on pourra l’apprécier, lorsqu’on , saura , que , de- 
puis le moment où nous quittâmes terre jusqu’à 
celui où nous abordâmes , je comptai à ma montre 
trente et quelques minutes. Il est vrai que la force 
et la rapidité du courant nous avoir beaucoup nui, 
en nous entraînant au fil de l’eau, et par conséquent 
avoit retardé d’autant notre traversée. 

Lorsque je vis mes gens un peu remis , je son- 
geai à des témoignages de rcconnoissance plus ef- 


EN AFRIQUE. 167 

ficaces , et les engageai à me demander avec fran- 
chise , tout ce qui pouvoit leur faire plaisir. 

Klaas en ce moment étoit assis auprès de moi , 
me serroit les mains, et me témoignoit par les plus 
grandes marques d’affection, toute la joie qu’il res- 
sentoit d’avoir encore une fois contribué au salut 
de mes jours. Mais j’ai, dit-il, une grâce à vous 
demander. Si vous croyez qu’en cette occasion 
Jonkcr (c’ctoit le nom de mon nouveau Votten- 
tot ) se soit montré un brave garçon , je vous prie 
de lui donner un fusil. C’est moi qui vous l’ai 
amené , et c’est moi qui vous réponds de lui ; soyez 
sûr qu’il ne vous en fera point repentir. 

Pour entendre ceci , il faut savoir que dans la 
distribution de mes armes h. feu , je m’étois fait à 
moi-meme des loix très-sévères ; tous mes gens , 
indistinctement, n’en portoient pas; je n’avois ac- 
cordé cette sorte de faveur qu’à ceux d’entre eux 
dont le caractère m’étoit bien connu , et qui s’é- 
toient distingués par leur fidélité , autant que par 
leur courage et leur adresse; ceux-là avoient seuls 
le nom de chasseurs; chaque mois je leur donnois 
pour paie un ducaton (j à-peu-près neuf livres); 
tous les autres ne recevoient qu’un rixdaler , qui 
vaut un tiers de moins. Cette paie , pour des hom- 
mes qui n’avoient pas, dans le voyage, une occa- 
sion de le dépenser, joint aux autres petits profits 
que je me reservois de leur accorder j^ar la suite , 
ne laissoient pas que de leur prom' ttre beaucoup 
de douceur pour le moment de notre retour au 
Cap. 

Je promis h Jonker tout ce que Klaas venoit de 
me demander pour lui; c’est-à-dire , de lui donner, 
dès que nous serions de retour à mon camp du 
Krekenap , un fusil avec le fourniment complet , 

L 4 


l68 VOYAGE 

et des munitions. J’ajoutai une autre faveur à celle- 
ci , en le nommant l’un des conducteurs de mon 
chariot maître ; ce qui , réuni à sa paie de chasseur, 
augmentoit son traitement de près de moitié : c’est 
ainsi que je jouissois de la douceur de décerner des 
récompenses et d’accorder de l’avancement à mes 
compa^^ons sans l’influence d’aucune basse intri- 
gue, d aucune recommandation insidieuse , qui me 
forçasse à erre prodigue envers les uns et avare oa 
injuste envers les autres. Je régissois enfin ma petite 
caravane heureusement sans le concours de ces 
plats intrigans , qui, infatués de Iqur savoir, et se 
fourant par-tout, s’arrogent le droit , de juger en 
dernier ressort du mérite des autres. 

Tant de distinctions et de bonheur à la fois , cora- 
bleicnt de joie le pauvre jonker; il ne savoir com- 
ment exprimer sa reconnoissance. Possesseur d’un 
fusil ^ conducteur du chcirioc de son maître ^ j^cn 
avois fait tout au moins un grand d’Espagne; il ne 
restait plus qu-à lui accorder l’honneur de monter 
dans les voiuires. A entendre cet Hottentot, il avoir 
toutes les dispositions nécessaires pour devenir un 
gland chasseur; car il se sentoit, disoit-il , le désir 
d être un jour un très-habile tireur ; et quoiqu’il eût 
eu ties-rarement 1 occasion d’exercer ses talens en 
cc^genre, iPse voyoit déjà presqu’autant d’adresse 
quen avoient scs camarades les plus adroits; bref, 
il nous paria si long-tems et si naïvement de la 
manicre dont il s’y prendroit pour tirer juste, que 
ses camarades, qui le connoissoient, le plaisantè- 
rent et s amusèrent beaucoup à ses dépens. Te vis 
tout ce n'^onde en si belle humeur, que j’imaginai 
d en venir a 1 essai, et je proposai de tirer au blanc; 
bien ceitam que le nouveau chevalier m’apprête- 
roit beaucoup à rire. Ses crois compagnons étoient 


EN AFRIQUE. 169 
d’excellens tireurs 5 pour lui, son coup fut tel, qu’on 
eût été plus en sûreté au bttt que par- tout ail- 
leurs. 

Comme je le vis décontenancé , qu’il prenoit la 
chose au sérieux, et qu’il craignoit même que sa 
mal-adresse ne me fit retirer ma promesse , je m’em- 
pressai de le rassurer ; je consolai son amour-pro- 
pre , en lui protestant que dans les premiers jours 
où je ni’étois exercé à manier un fusil , j’avois tiré 
bien moins juste encore, et qu’avant peu, avec 
l’ardeur qu’il montroit pour la chasse, il scroit.à 
coup sûr un bon tireur; je n’en aurois pas dit au- 
tant de nos élégans petits maîtres, et particulière- 
ment de nos beaux esprits h lunettes. 

Ce que je lui avois annoncé se vérifia par la 
suite ; car jonker devint en effet le plus intelligent 
et le premier de mes pourvoyeurs. Quelques ré- 
flexions rendront cette particularité très-sensible : 
il n’en est pas de la chasse en Afrique comme en 
Europe ; là, le talent du chasseur ne consiste point, 
comme ici , à avoir seulement la main sûre et le 
coup-d’œil juste; avec cette qualité il doit encore 
en posséder d’autres plus essentielles , et sans les- 
quelles celle-ci deviendroit presque inutile contre 
les rusées gazelles du désert : il faut une excellente 
vue pour découvrir le gibier dans le plus grand 
éloigncn'ient , afin de l’appcrcevoir avant d’en uA oir 
été vu; et mettre beaucoup d’intelligence pour le 
leurcr, lui donner le change , et sur-tout posséder 
un corps souple , capable de se prêter à toutes sortes 
de positions, pour ramper patiemment pendant Icng- 
tems, et à de mès-grandes distances s’il le faut, 
pour parvenir h sa portée sans être découvert. Voilà 
ce qui est spécialement nécessaire aux bons clias- 
seurs africains , et ce qui leur donne cette rare qua- 


i 


170 voyage’ 

lire si bien appréciée par les colons et les Hotten- 
tots , qui les distinguent par le nom de Wild-Bek- 
niyper, ce qui équivaut à rampeur de gibier. Tel 
bon bekntypcr , quoique ne sachant pas si bien tirer 
qu’un autre chasseur qui ne posséderoit pas son 
talent , ne laissera pas cependant que de tuer plus 
de gibier que lui ; vu que , par son adresse , il saura 
se traîner et s’approcher si près d’un animal quel- 
conque , qu’il seroit impossible , même au tireur 
le plus mal-adroit , de le manquer. Les Boshjesman 
passent généralement pour être les meilleurs bek- 
ruypers; niais j’ai été mainte fois à portée d’admirer 
la meme agilité dans jonker. 

Sa vue etoit si perçante ^ qu a une distance énor- 
me , il distinguoit une gazelle couchée ; tandis que 
souvent moi, avec ma lunette, je ne l’appcrccvois 
pas. Il n’y avoit dans toute ma caravane que mon 
singe Kees qui eut l’œil aussi perçant. 

L’animal sauvage a le sens de la’ vue très-parfait; 
parce qu’ayant sans cesse , par le genre de vie qu’il 
mène, de grandes distances à parcourir, il le for- 
tifie encore par l’exercice et le besoin toujours re- 
naissant , de mesurer ou d’apprécier les mêmes dis- 
tances; l’homme sauvage par la même raison l’a très- 
exquis ; et si l’homme des nations civilisées le pos- 
sède à un degré moins subtil , c’est que ses pers- 
pectives étant presque toujours plus rapprochées , 
il a beaucoup moins d’occasions de le développer : 
tout ce qui l’entoure , comme soieries , dorures , 
réverbères, lumières multipliées, objets de luxe, 
couleurs variées et tranchantes , etc. , fatiguent en 
pure perte sa vue sans l’étendre. Joignez à cela 
des professions qui exigent de lui une forte conten- 
tion d’organes, des écritures fréquentes, des lec- 
tures presque continues , l’abus étrange des plaisirs. 


EN AFRIQUE. 171 
et vous conviendrez que tout chez lui doit altérer 
de bonne heure un sens contrarié sans cesse , sans 
que rien le perfectionne. Pourquoi les chasseurs , 
les habitans des campagnes et sur-tout les monta- 
gnards , ont-ils généralement la vue meilleure que 
l’habitant des villes? On en voit aisément la raison. 
S’il peut m’être permis de me citer pour exemple, 
je dirai, qu’avant d’arriver en Afrique, ma vue étoit 
si foiblc que pour lire ou écrire j’étois obligé d’ap- 
pliquer l’œil contrôle livre ou le papier dont je me 
servois. Depuis que j’ai passé plusieurs années en 
plein air, courant par monts et par vaux, franchis- 
sant de vastes déserts, elle s’est considérablement 
fortifiée; actuellement je vois aussi loin qu’un autre. 

Lorsque nous nous fûmes amusés quelque teins 
à tirer au blanc, je crus qu’il étoit sage d’employer 
plus utilement ma poudre. C’étoit pour chasser aux 
éléphans que j’avois traversé le fleuve et risqué ma 
vie avec celle de mes quatre compagnons; je vou- 
lus donc aller à la recherche de ces animaux. Dans 
ce dessein , je partis avec mes trois chasseurs et 
nous nous ‘mîmes à parcourir le pays ; mais nous 
ne vîmes ce jour-lh ni fumées, ni aucunes traces. 
Ce fut alors que je regrettai bien sincèrement tant 
de fatigues et de risques devenues si inutiles. Pro- 
bablement , comme je l’ai dit plus haut , les élé- 
phans habitoientlarive droite du fleuve; mais quand 
la sécheresse les en avoit chassés , au lieu de pas- 
ser sur la rive gauche oii ils n’eussent pas trouvé 
plus de nourriture , ils s’étoient retirés vers le noid, 
plus avant dans l’intérieur des déserts. 

L’dpreté du froid nous avoit empêché de dor- 
mir la nuit précédente ; celle-ci ne fût pas plus heu- 
reuse. Une pluie violente qui survint éteignit cons- 
tamment nos feux, sans qu’il fut possible dq les 


172 VOYAGE 

rallumer.^ Il fallut prendre patience et attendre que 
le jour vint ranimer nos forces. 

Il parut, mais sans nous amener un rems plus fa- 
vorable ; je pris donc le parti de retourner à mon 
camp sans délai, par le chemin le plus court. Com- 
me la pluie avoir beaucoup alourdi ma canonnière 
et tous nos autres effets, et que mes Hottentots al- 
loient, par conséquent, se trouver surchargés, je 
leur conseillai, pour alléger leur fardeau, d’aban- 
donner les deux outres d’huile de baleine. C’étoit 
leur demander , à la vérité, un sacrifice impossible; 
ils auroient plutôt laissé là leurs propres habille- 
mens. Trop rempli du sei-vice signalé qu’ils m’a- 
voient rendu et ne voulant pas les désobliger je 
me contentai d’emmener Klaas avec moi, et je’ le 
chargeai de mon ibis , objet auquel je tenois autant 
que mes Hottentots à leur huile. Quant à eux, ils 
dévoient prendre tout le tems et toutes les facilités 
pour leur retour. 

Nous arrivâmes vers le soir vis-à-vis du camp.; 
je n av'ois plus pour m’y rendre qu’à traverser la ri- 
vière; nous étions hune hauteur qui la rendoit pra- 
ticable , moyennant quelques précautions. L’obscu- 
rité empéchoit Swanepoel de nous voir, nos cris 
airivcrent jusqu a lui; il nous envoya deux chevaux 
et par précaution deux nageurs pour nous guider 
dans notre traversée, que nous effectuâmes heureu- 
sement et sans danger, nos chevaux nageant très- 
bien. ° 

Me voilà donc rentré dans mon ménage, parmi 
mes tentes, mes chariots, mes compagnons et mes 
animaux ; ma joie lut grande en comparant ma tran- 
quillité actuelle avec ma situation à l’embouchure 
de la rivière. Je me trouvois néanmoins si cruelle- 
ment las , si accablé de sommeil , qu’ayant quitté 


en AFRIQUE. 173 

au plutôt mes vêteraens mouillés pour en prendre 
de secs , je me jettai sur mon matelat, et j y dormis 
sans interruption jusqu au lendemain a midi , c est- 
à-dire, près de dix-huit heures; j’y serois même, 
je crois, tombé en léthargie, si Swanepoel, alarme 
d’un si long sommeil et craignant que je ne fusse 
malade , ne fut venu m’éveiller. _ . , • , 

Jonker et les deux Hottentots que j’avois laisses 
en arrière étoient arrivés dans la matinée , tandis que 
je dormois; ils n’avoient pas manqué de raconter à 
leurs camarades toutes les circonstances de notre 
aventure. Chacun en raisonnoit à sa guise; cepen- 
dant l’histoire du cachalot rendoic mon imprudence 
bien moins grave à leurs yeux ; ils regardoient mê- 
me mon voyage à la mer , comme le plus heureux 
événement de toutes nos entreprises ; tous regiet- 
toient de n’avoir pas été choisis pour me suivre. 
Le seul Swanepoel s’en affligeoit, à cause des dan- 
gers que j’avois courus. Tantôt il adressoit ses re- 
biffades à la troupe entière , tantôt il gourmandoit 
les quatre voyageurs et leur faisoit un crime de m a- 
voir obéi. Moi-même , quand il m’eût éveillé , je 
ne fus pas exempt de ses reproches.^ Je respcctois 
Swanepoel par rapport à son grand âge , et j écou- 
tai ses remontrances ; mais j’étois sur-tout fâché de 
ne pouvoir lui répondre en étalant k ses yeux la dé- 
pouille d’une conquête plug brillante que celle d un 
ibis , seul fruit de ma dangereuse expédition. 

A dîné, mes quatre compagnons avoient monté 
la tête de leurs camarades au sujet de la quantité 
d’huile qu’on pourroit se procurer en allant sur les 
bords de la mer où nous avions laissé le cachalot. 
Tout le reste du jour il ne fut question que du mau- 
dit cachalot; leur imagination s’enflamma à tel point 
que le lendemain, à mon réveil, ils vinrent tous en 


174 VOYAGE 

corps me présenter leur requête et me supplièrent 
de laisseï partir six hommes avec deux bœufs pour 
aller à la^ mer recueillir une certaine provision de 
cette graisse fondue, qui devoir leur procurer de si 
douces jouissances. Cen’ctoit pourtant point là tout- 
a-fait le motif qu’ils alléguoient pour me déterminer 
a charger mes équipages de ce surcroît d’embarras. 
A les entendre, ils ne consultoicnt que mon intérêt: 
les traits et les essieux de mes chariots avoient à 
chaque instant besoin d’huile ; depuis long-tems ils 
n’avoient été gTaissés , et je courois le risque de ne 
trouver pcut-être'jamais une occasion si iàvorablc. 

Ces prétextes, quoique fondés sur une apparence 
de raison, croient loin de triompher de mes dégoûts 
Je veiiois d’apprendre que, pendant mon absence, 
deux de mes meilleurs bœufs , en allant boire à la 
rivière , avoient été entraînés par le courant, et 
qu ils s écoient noyés; j avois lieu de craindre que 
le même accident n’airivat à quelques autres. D’ail- 
leuis, je m étois flatte, en séjournant au Krekenap, 
de trouver là des pacages, qui rétabliroient mes at- 
tellciges miiliidss. C étoic mêiTie pour leur donner 
le rems de se refaire dans ce campement nouveau, 
que je m étois permis une course de plusieurs jours. 
Or, ce canton, ainsi que les cantons précédons, ne 
leur avoir fourni que des plantes grasses; leur dis- 
senterie s’étoir encore accrue, et je les retrouvois 
plus malades qu’auparavant. Mon dessein étoit donc 
de décamper dès le jour même, et d’aller au plus 
vite chercher ailleurs une terre plus heureuse. 

Ce projet contrarioit celui du voyage h la mer; 
mais un désir ardent ne s’éteint pas si aisément , et 
je vis bien qu’il faudroit tôt ou tard y céder. On 
insista, en me représentant que la demande qu’on 
me faisoit ne retarderoit en rien mon départ , si je 


E N A F R I Q U E. ' 175 

voulois que les six qui iroient à la mer emmenas- 
sent Jonker pour leur servir de guide; que, con- 
noissant très-bien les déserts que j’allois parcourir, 
ils seroient tous à portée de me venir joindre par 
des routes plus courtes au lieu où je me trouverois. 
J’eusse trop mécontenté ma troupe, si je m’étois 
opiniâtré plus long-tcms. Mon consentement fut 
reçu avec les transports d’une joie folle ; il ne s’a- 
gissoit plus, dans le moment , ni des maux que 
nous avions essuyés , ni de tous ceux qui nous at- 
tendoient encore ; tout étoit oublié ; l’espoir seul 
d’une abondante récolte de graisse de baleine , ren- 
doit tout le monde heureux. 

L’empressement étoit si grand, qu’il fallut per- 
mettre encore que Jonker partit à l’instant avec les 
deux bœufs et son détachement; je lui donnai un 
fusil et des munitions ; il fut salué par les accla- 
mations de la troupe entière. Pauvres humains 1 
qu’on pouvoir contenter h si peu de frais, et qu’un 
peu d’huile alloit rendre si heureux et si opulens ! 

Mon départ à moi fut moins gai , quoique j’eusse 
de très-fortes raisons pour quitter avec plaisir ces 
bords de la Rivière-des-Eléphans qu’on m’avoic 
tant vantés, et dont le séjour fut si désastrueux 
pour mes bestiaux. J’étois très-inquiet sur les mal- 
heurs dont j’étois encore menacé. Le ciel étoit 
très-beau. Nous dirigeâmes notre marche au nord; 
mais , malgré la douceur d’un tems favorable , mes 
attellages étoient si alFoiblis , qu’après trois heures 
de marche , ils se refusèrent au service et m’obligè- 
rent d’arrêter. L’après-dîner, ils ne purent faire que 
deux lieues ; encore fallut-il nous résoudre à dé- 
teler et abandonner trois bœufs , qui , tombés de 
fatigue, restèrent sur la place, et qui, probable-- 
ment, y moururent, puisque nous ne les revîmes 


1^6 VOYAGE 

plus. Dans la nuit j’en perdis cinq autres, que je 
vis tristement périr au lieu où ils étoient couchés , 
sans pouvoir les sauver. Le reste étoit si foible , 
qiie je dése-spérois de taire même une lieue. En 
effet , nous n’avions trouvé dans toute la journée 
ni eau , ni pâturage ; néanmoins je me remis en 
route , mais avec la précaution d’envoj'’er de tous 
côtés à la découverte ceux de mes gens qui ne ra’é- 
toient pas nécessaires, afin de trouver, s’il étoit 
possible, une source et quelqu’herbage , où nous 
séjournerions quelque teins. 

Ils ne purent rien découvrir; par-tout, dans cet 
affreux désert , le sol n’offroit qu’une surface aride 
et brûlée. Ce tut alors que je me reprochai d’avoir 
perdu sur le bord de la Rivière-dcs-Eléphans, un 
teins précieux qui, ayant privé mes bœufs du peu 
de forces qui leur restoient, les avoit mis hors d’é- 
tat de gagner une terre moins funeste. Cependant , 
nous tracions nos sillons dans le sable, harassés, 
tristes , sans espoir. Enfin , j’apperçus au loin le 
Kfokketl-Krip ( Roche de discorde ) , qu’on m’avoit 
dit contenir un vaste bassin profondément creusé , 
et qui probablement devoir être rempli par les eaux 
des dernières pluies. A mesure que nous avançions , 
nous croyons entrevoir des chariots arrêtés sur les 
bords du bassin ; ce phantôme excita parmi nous 
une joie universelle et nous rendit à l’espérance. 
Non-seulement il nous annonçoit qu’il y avoit de 
l’eau dans les cavités du rocher ; mais soit que les 
chariots appartinssent à quelques voyageurs, ou à 
des colons qui s’étoient avancés jusque-là, ils me 
promettoient des renseignemens certains sur la route 
que j’avois h tenir. Hélas ! ce n’étoit effectivement 
qu’un phantôme : à notre approche les prétendus 
chariots disparurent , pour faire place à deux énor- 
mes 


EN AFRIQUE. 

îTies éléphans; ils écoicnc venus se désalcérer au ré- 
servoir, et prirent la fuite aussi-tôt qu’ils nous vi- 
rent approcher d’eux. 

La cavité du rocher néanmoins contenoit de l’eau ; 
môme elle en annonçoit assez pour désaltérer toute 
ma caravane , mais cette eau étoit détestable , parce 
que , servant d’abreuvoir à tous les animaux sauva- 
ges du canton, ses bords étoient couverts de fiente 
et d’cxcrémens que sans cesse les pluies délayoicnc 
et faisoient descendre dans le fond du bassin, La 
fermentation de ces matières infectes et putrides, 
lui avoient communiqué une couleur verdâtre , une 
odeur nauséabonde , un goût abominable qui révol- 
toit les sens. Telle étoit pourtant notre détresse, 
que la découverte de cette marre dégoûtante devînt 
pour nous une bonne fortune. Avant d’y laisser 
abreuver les animaux, j’ordonnai qu’on y remplit 
les jarres que nous avions vidés la veille ; et pour 
la rendre potable, s’il étoit possible, j’eus soin 
qu’on la filtrât à travers plusieurs linges; on la mit 
ensuite sur le feu; enfin, j’y ajoutai quelques on- 
ces de café en poudre. A la vérité , elle s’éclaircit 
un peu par ces opérations , et perdit même , en 
partie, le mauvais goût que lui avoient fait contrac- 
ter les particules salines et sulfureuses des excrémens 
qu’elle tenoit dissouts; mais elle n’en avoir pas 
moins gardé la qualité malfaisante que lui avoient 
donné ces dissolutions. Tout ceux qui en burent , 
furent purgés ; ils éprouvèrent des colliques plus 
bu moins douleureuses; il y en eût même à qui 
elle causa de longs voinissemens, des hoquets et 
des douleurs d’entrailles qui nous firent crain- 
dre que cette eau n’eût été empoisonnée. Moi 
seul, je fus épargné, ou plutôt je souffris beau- 
■Coup moins , parce qu’ayant coupé mon eau 

Tome L M 


T-yS VOYAGE 

avec du lait de chèvre , j’en avalai très - peu. 

De mon camp de Krckenap au Krakkeel-Klip , il 
n’y a que huit lieues , et pour ces huit lieues , il 
m’avoit fallu employer déiix longs jours ; le second 
je n’avois pu en faire que trois, qui me coûtèrent 
huit heures de marche. Mais , indépendamment de 
l’excessive foiblesse de mes bœufs, qui se traînoienc 
avec effort, et faisoient un quart de lieue par heure, 
nous étions forcés , presqu’à chaque instant de det- 
telcrpour abandonner ceux qui, tombant d’inani- 
tion, restoient sur la place : en un mot, on aura 
une idée précise de l’état malheureux où étoient 
réduits ces animaux , quand j’aurai dit que , depuis 
le moment de mon dernier départ, c’est-à-dire, pen- 
dant ces deux jours désastrueux, j’en laissai dix-sept 
étendus sur la route. 

Vers le soir, je vis arriver successivement au ro- 
cher différentes hordes de gazelles ( spring-bock) 
habituées, sans doute, à venir s’y désaltérer. En 
vain , j’essayai de les joindre et d’en abattre quel- 
ques-uns pour notre provision du jour et du lende- 
main, afin d’épargner le peu de moutons qui nous 
restoient ; mais elles eurent l’adresse de se dérober 
à notre appétit; et mes chevaux aussi exténués que 
mes bœufs, ne me permirent pas de les employer 
à leur poursuite. Jamais situation ne fut aussi dé- 
sespérante ; je crus être enfin arrivé au terme de 
mes voyages, et me couchai avec les idées les plus 
tristes et les plus lugubres. 

Le lendemain nous trouvâmes nos pauvres bêtes 
dans un tel état d’abattement et de foiblesse , que 
nous arrêtâmes , d’un commun accord , de passer 
la journée h Krakkeel-Klip , afin de leur donner le 
tems de reposer. Je profitai de la matinée pour 
faire, avec quelques-uns de mes meilleurs tireurs. 


EN AFRIQUE. 

encore une chasse aux spring-bock ; mais nous ne 
pûmes jamais les approcher, la plaine étant trop 
découverte. 

Il vint heureusement au bassin plusieurs voilées 
de gélinottes : car, il n’y avoit au loin à la ronde 
que ce seul réservoir qui contint de l’eau. Mes 
gens, plus heureux que moi , tuèrent une soixan- 
taine de ces oiseaux , dont nous finies un bon repas. 
Un de mes bœufs étoit dans un état d’agonie qui 
seinbloit annoncer que je le perdrois avant la nuii^ 
je le leur abandonnai; apprêté et salé à leur ma- 
nière , il forma une provision qui leur dura quel- 
que ceins. 

J’étois retiré dans ma tente, livré aux réflexions 
les plus amères, quand tout-à-coup, au milieu de 
la nuit, Kees jetta un cri d’alarme, auquel tous 
mes chiens répondirent à l’instant même , par leurs 
aboiemens. Cet animal, par la finesse de son odo- 
rat , par celle de son ouïe et de sa vue , étoit tou- 
jours le premier à nous avertir des dangers ; et entre 
tous les services qu’il me rendoit; celui-ci étoit un 
de ceux qui me le faisoient chérir. L’alerte qu’il 
donna mit tout le monde sur pied. Nous avions à 
craindre également, et l’attaque des Boschjesman, 
et celle des bêtes féroces. Le voisinage de la citerne 
pouvoir nous exposer à l’un et à l’autre , et peut- 
être même h tous les deux ensemble. Dans l’incer- 
titude de l’ennemi que j’avois à combattre, je fis 
tirer quelques coups de fusil du côté qu’indiquoic 
mon singe; et, de tems en teins, j’eus soin qu’on 
renouvellât les décharges. 

Ces prétendus ennemis étoient nos gens du ca- 
chalot, qui revenoient vers nous, et qui, à la lueur 
de nos feux , ayant reconnu le camp , s’approchoienc 
pour nous rejoindre. Notre fusillade les effraya. Ils 

M a 


l8o VOYAGE 

se tinrent k l’écart , et avant d’avancer tirèrent un 
coup de fusil pour se faire reconnoître. 

Mais dans ce moment nous étions si préoccupés 
de l’idée d’une attaque; nous les attendions si peu 
k une pareille heure ; c’étoit de leur part une im- 
prudence si grande de tirer au lieu de crier et d’ap- 
peller, que leur signal ne fit qu’accroître nos alar- 
mes. Nous crûmes avoir affaire h des Hottentots 
marons qui, munis d’armes volées , venoient pour 
nous assassiner et pour piller mon camp ; le coup 
de fusil de signalement nous confimoit dans cette 
, idée, et s’annonçoit à nous comme le commence- 
ment d’une attaque. Nous présumions que l’ennemi 
tiroic sur nous de quelqu’embuscade très-voisine , 
et qu’il chcrchoit k nous déplacer. Je fis faire aux 
miens bonne contenance, et nous fûmes au guet 
durant toute la nuit, bien résolus de vendre chère- 
ment notre vie. 

A la vérité, quand le jour parut, je distinguai à 
une certaine distance un groupe de Hottentots; mais 
quoique ce fussent, en effet, les miens, ne voyant 
point avec eux les deux bœufs qu’ils avoient em- 
menés, mon esprit préoccupé d’une pensée unique 
s’y fortifia d’autant plus, et je ne les reconnus pas. 
Cependant ils approchoient de mon côté, j’allai k 
leur rencontre , et bientôt l’illusion disparut. Ils 
accoururent vers moi dans un état de tristesse qui 
m’annonça combien ma prévoyance avoit été fon- 
dée , lorsque je m’opposai k leur départ : ils me 
dirent qu’ils étoient allés plus avant me chercher 
vers le nord , parce qu’ils me supposoient plus 
avancé; mais que n’ayant apperçu ni. la trace de 
mes chariots, ni celle de mes animaux, et suppo- 
sant que quelqu’accident avoit retardé ma marche, 
ils s’étoient vus forcés de rétrograder et de se rap- 


EN AFRIQUE. i8l 
procher du Krekenap. Quant aux deux bœufs , ils^ 
étoient mores en route, faute de pâturage. Peut- 
être les avoient-ils fait périr eux -mêmes en les 
fatigant outre mesure, et en leur faisant porter une 
charge d’huile plus considérable que leurs forces 
ne le permettoient. Ce soupçon à mes yeux appro- 
choit de la vérité ; mais , dans la circonstance où 
je me trouvois, je craignois encore de les décou- 
rager par des reproches. Qui le croiroit? depuis 
l’instant où la troupe avoir quitté le cachalot , elle 
n’avoit ni bu ni mangé ; mais leur passion pour la 
graisse qu’ils étoient allé chercher leur avoir rendu 
la fatigue et la faim supportables. Ils en rapportoient 
une centaine de livres, et ne regrettoient dans tous 
les malheurs de cette désâstrueuse aventure, que de 
n’avoir pu, je crois, traîner jusqu’ici la baleine 
elle-même. 

Je trcmblois de jetter les yeux sur ma caravane; 
l’état de délabrement où je la voyois tomber, de 
jour en jour, répandoit l’amertume et le découra- 
gement dans mon ame. J’en lis h regret la revue et 
le dénombrement; il étoit essentiel que je connusse 
combien il me restoit encore de bœufs en état d’être 
attellés aux voitures. Hélas ! le nombre en étoit 
cruellement diminué ; je n’en pouvois fournir à tou- 
tes mes voitures , et je me voyois dans la dure né- 
cessité d’en abandonner une dans le désert : c’étoit 
la 'première fois que j’étois descendu à ce degré 
d’infortune. Quelque douloureux que fut ce parti, 
la nécessité m’en faisoit une loi , et tout mon monde 
me conseilla de m’y soumettre. Cependant nous 
n’étions par pour cclà hors d’embarras. Que deve- 
nir, où aller, de quel côté tourner nos pas? Voilà 
ce qui excitoit davantage mon inquiétude et mes re- 
grets; il me suffit, pour peindre ma situation, d’a- 

M 3 


i 82 voyage 

Vouer ici , que , ue trouvant plus en moi de ressource 
pour en dérober toute l’horreur à mes compagnons, 
je les assemblai aussi -tôt, et m'en remis à eux du 
soin de me tirer d’affaire. L’un me conseilloit de 
retourner sur mes pas et de regagner la Rivicre-des 
Eléphans; l’autre de pousser en avant vers celle de 
Swarte-Dooren^ qui n’est, à la vérité, qu’un tor- 
rent, mais qui, dans la circonstance présente et 
après les pluies que nous avions essuyées, nousof- 
friroit, peut-être, de l’eau et quelques pâturages. 
Le premier de ces projets étoit impraticable, et 
loin de nous offrir une ressource , il nous raenaçoit, 
nous et nos bestiaux, d’une mort certaine, si nous 
avions osé l’entreprendre. La Rivicre-des-Eléphans, 
à la vérité, nous eût offert la consolation d’avoir 
de l’eau en abondance ; mais retourner dans les plai- 
nes brûlées que nous venions de traverser, passer 
trois jours encore, avec des animaux exténués, dans 
cette disette de toutes choses , c’est ce que n’eut 
pu obtenir de ces animaux un dieu même, quand il 
auroit pressé leurs flancs. D’ailleurs , sûr de ne 
trouver aucun pâturage , l’autre projet alloît peut- 
être nous enfoncer de plus en plus dans l’abyme; 
mais cachée dans l’avenir, cette ressource nous of- 
froit du moins pour aliment l’espérance. 

Forcé de choisir , je jettai en avant mon drapeau, 
et tout s’ébranla pour le départ. Nous abandonnâ- 
mes le chariot, après en avoir tiré les effets donc 
l’usage m’étoit indispensable : on y mit à la place 
plusieurs caisses très-pesantes, que je fis enlever 
des deux autres pour rendre leur marche plus facile. 
Enfin , je renvoyai à un teins plus heureux le soin 
de recouvrer ces objets, dont je confiai la garde au 
ciel et aux éléphans. Mais , en tout cas , pour ôter 
à quelques hordes de Hottentots, qui auroient pu 


EN AFRIQUE. iS3 

être conduits dans ce parage, ou même à des colons 
de la frontière, toute envie de m’éviter la peine 
d’envoyer un jour chercher cette voiture; je la lis 
entourer et couvrir entièrement de branchages, ce 
qui lui donnoit de loin l’apparence d’un buisson ; 
et, par une prévoyance plus heureuse encore, j’en 
fis enlever une roue qu’on enterra plus loin dans 
la terre. 

Nous marchions; et, k force de précautions, de 
patience , de courage , nous gagnâmes le Schiiit- 
Â'iip ; mais non sans avoir perdu encore quelques 
bœufs, quoique la distance n’eut été que de deux 
lieues et demie. Le Schuit-Klip (Rocher-bateau) 
esc une petite roche dont la forme ovale se trouve 
effectivement, selon sa dénomination, creusée en 
bateau. Elle avoit conservé une petite quantité d’eau. 
Par surcroît de bonne fortune, cette eau se trouva 
exquise ; les quadrupèdes du voisinage , qui ne pou- 
voient boire dans le bassin , à cause de son escar- 
pement trop rapide, n’avoient pu la gâter comme 
celle du Krakkeel-Klip. Cet escarpement ne per- 
mettoic pas à mes chevaux d’aller s’abreuver au ré- 
servoir; mais nous y puisâmes de l’eau pour les 
désaltérer un peu, ainsi que mes bœufs ; et toujours 
plus rempli de confiance dans l’avenir , je remis au 
lendemain à poursuivre notre route. Tant d’obsta- 
cles insurmontables ne laissèrent pas d’atténuer mon 
courage; et quoique j’affectasse d’en imposer au 
dehors par un air serein et des paroles consolantes , 
j’étois au-dedans dévoré d’inquiétudes. Swanepoel, 
qui connoissoit mieux mon caractère et mon hu- 
meur; plus réfléchi d’ailleurs que ne l’étoit mon 
cher Klaas, vint me trouver pour me faire une 
proposition bien fatale , celle d’abandonner encore 
un chariot. „ Vos attellages,. nie dit-il, sont dans 


184 VOYAGE 

„ un état de foiblesse qui exige que vous ménagiez 
„ le peu qui vous en est resté ; quelques soins que 
„ nous ayons pris d’alléger nos voitures, s’ils en 
„ ont encore deux k traîner, je crains fort que de- 
,, main au soir il ne vous reste pas un seul bœuf 
„ en vie; alors que devenir! Nous touchons, il 
„ est vrai, au canton dans lequel vit ce KlaasBas- 
„ ter que vous a indiqué Gordon , comme pouvant 
„ nous être utile. Allez le chercher en continuant 
,, votre route avec un seul chariot; faites battre 
,, le pays par vos gens ; si vous êtes assez heureux 
„ pour le rencontrer, envoyez nous du secours; 
„ je ne vous demande de me donner que quatre 
5, hommes, et je vous réponds non -seulement de 
„ la voiture que vous laisserez ici , mais encore de 
„ celle- que nous avons abandonnée à Krakkeel- 
„ Klip. “ 

Ce conseil étoit assurément le plus raisonnable 
qu’on put donner dans une pareille circonstance : 
en ménageant l’eau du rocher, Swanepoel, avoir 
de quoi suffire aux besoins de son petit détache- 
ment; d’ailleurs, il pouvoir survenir quelques pluies 
qui augmenteroient la citerne, je lui laissai quel- 
ques provisions, et fis transporter, sur le chariot 
que je laissois, les eflêts trop pesans, qui embar- 
rassoient celui que j’emmenois. „ Mon cher Swa- 
„ nepoel , lui dis-je en partant , si le malheur qui 
„ s’attache à me poursuivre, attiroit une troupe 
„ de Hottentots marons ou de voleurs Boshjesman , 
,, je vous défend d’exposer votre vie et celle de vos 
„ camarades, laissez piller mes voitures ; venez 
„ me rejoindre ; et que je vous revoie sain et sauf 
„ comme je vous ai laissé. “ 

Des cinquante -quatre bœufs que j’avois eu en 
commençant mon voyage, il m’en étoit morts trente 


EN AFRIQUE. i85 
un. Je partageai en trois attellages , les vingt-trois 
bœufs qui me restoient; convaincu que huit bâtes 
suffiroient h ma voiture, tant elle étoit allégée; 
j’eus même le soin de ne faire faire à chaque relai, 
qu'une lieue ; et ce fut ainsi que j’arrivai à Oli- 
phants-Kop (Tête d’éléphant). 

C’étoit encore là une roche à qui sa forme avoit 
fait donner le nom qu’elle portoit. Je me flattois 
d’y trouver de l'eau comme au Schuit-Klip ; et réel- 
lement il y en avoit eu dans ses différons creux, 
mais il ne s’y trouvoit plus qu’une vase humide. 
Mes bœufs qui , de toute la journée, n’avoient point 
bu, et qui , la veille, avoient h peine obtenu quel- 
ques goûtes rafraîchissantes, éventoient toutes les 
fentes de la roche sans y rien trouver. De leurs na- 
rines, ces pauvres animaux aspiroient l’humidité 
qu’exaloit la vase; ils y promenoient leurs langues 
pour en lapper les parties aqueuses qu’elles pou- 
voient contenir encore; ils battoient des flancs, et 
sembloient chercher à s’en imbiber pm' tous les 
pores. Pour moi, il ne me restoit qu’un peu d’eau 
dans une jarre; je. la partageai entre les douze Hot- 
tentots que j’avois avec moi : nous en eûmes très- 
peu chacun. Heureusement mes chèvres nous of- 
froient une ressource ; elles n’étoient point encore 
taries : intéressans animaux, vous çtiez toujours un 
refuge assuré dans mes désastres. 

Les grandes et longues pluies que nous avions 
essuyées en longeant la Rivièrc-des-Eléphans , ne 
s’étoient point étendues jusqu’au canton d’Oliphants- 
Kop ; ou du moins , s’il avoit subi un orage , com- 
me la vase du rocher l’indiquoit , cette irrigation 
légère avoit été trop foible pour que l’effet en fut 
devenu sensible sur le terrain. 

Par tout il montroit une aridité affreuse dont 


i86 VOYAGE 

tien ne tn’annonçoit le terme. A l’ouest étoit une 
plaine immense, qui, en se prolongeant probable- 
ment jusqu’à la mer, n’olFroit, de toutes parcs, à 
perce de vue, qu’une longue nape de terre aride, 
sur laquelle perçoient, de loin en loin, quelques 
plantes grasses, et quelques buissons rabougris et 
peu fournis. A l’est, un long rideau de monta- 
gnes pelées, bordoic tristement l’horison ; de tout cô- 
tés , enfin , reguoient l’abandon , le silence et le néant. 
Dans une situation moins déplorable, j’avois dû 
autrefois mon salut à un oiseau sauvage, qui, s’ab- 
battanesur des rochers, m’avoit indiqué qu’ils pou- 
voient contenir de l’eau ; j’attendois le même bien- 
fait des troupes de gélinottes que je voyois passer 
et l’air. Dans cet espoir, je suivois leur vol avec 
des yeux avides; je savois, par expérience, que 
ces oiseaux se rendent régulièrement deux fois par 
jour, à l’eau pour s’y désaltérer et pour s’y baigner; 
mais dans cette circonstance ils combloient d’autant 
plus mon désespoir, qu’en passant du nord au sud, 
puis revenant du sud au nord, sans s’arrêter, il étoit 
infailliblement certain qu’il iû avoit pas d’eau dans 
tout mon voisinage. Ces oiseaux ipassoient même 
à une si prodigieuse hauteur que ma vue ne pouvoir 
les suivre long-tems ; tout ce que je pouvois augurer 
de leur passage c’est qu’ils poussoient jusqu’à la 
Rivière-des-Eléphans pour s’y abreuver. Nul autre 
oiseau dérocher ne s’abattit autour de nous; ce qui 
rrt’ânnonçoit obstinément le plus triste abandon de la 
nature. Les gélinottes sont, en général, des oiseaux 
sinistres, qui ne se nourrissent que de grains et d’in- 
sectes et que l’oiî ne rencontre que dans les terres 
avides et brûlées. Déjà leur affluence m’avoit causé 
de grandes alarmes pendant mon premier voyage; je 
me rappelois qu’au sortir du Sneuwberg, entraver- 


E N A F R I Q U E. 1S7 
gant le stérile pays du Karauw , j’cn avois vu des vo- 
lées nombreuses ; signe également funeste de la sté- 
rili té de ces contrées. Mais , ni dans le fertile pays des 
Calfrcs , ni dans les bosquets enchantés d’Auteniquoi, 
je n'en avois jamais apperçu une seule : ce rapproche- 
ment, fatal acheva de répandre Teffroi dans mes sens. 

Nous étions arrivés d’assez bonne heure à Oli- 
phants-Kop pour espérer de faire encore quelques 
lieues avant la chute du jour, et j’y étois déterminé 
d’autant plus puissamment , que, ne trouvant là 
ni pâturage, ni eau, il falloit bien tenter le hasard 
de rencontrer plus loin un campement meilleur. 
Mais quand j’eus donné l’ordre du départ et qu’il 
fut question d’atteler les bœufs, tous, sans en ex- 
cepter un seul, refusèrent le service; tous se cou- 
chèrent autour de la voiture avec une apparence 
d’abattement qui annonçoit que c’étoit-là qu’ils 
vouloient mourir. 

Jamais situation ne fur plus horrible ; je me 
voyois forcé à passer la nuit sur ce terrain brûlé, 
où mes attelages alloient périr par la dure privation 
de boisson et de nourriture; nous -mêmes, nous 
étions dévorés par la soif, et, pour comble de 
malheur, je n’cntrevoyois ni remède ni espérance 
aucune. Cependant pour tenter encore une dernière 
ressource, j’ordonnai à mon monde d’employer ce 
qui nous restoit de jour à chercher à la ronde, 
chacun de son côté, quelques trous ou quelques 
rochers qui continssent un peu d'eau. Moi-même , 
j’allai à la recherche avec mon singe et mes chiens; 
mais, hélas! mes Hottentots, et moi-môme, nous 
revînmes tous au camp les uns après les autres, en 
ne rapportant, pour toute consolation, que ces mê- 
mes paroles. ,, Je n’ai rien trouvé : ,, affreuse pers- 
pective , qui nous condamnoit tous à souffrir. 


l8S VOYAGE 

Ho ! quelle foule de réflexions sinistres se succé- 
dèrent alors dans mon esprit ! Quel effroi mortel y 
répandoit la vue des tristes compagnons de mon 
voyage! Combien de fois je maudis l’imprudente 
confiance qui ra’avoit engagé à poursuivre ma 
route. 

La situation de mes gens, à qui j’avois tenté jus- 
qu’alors de cacher une partie de nos maux , augmen- 
toit, de plus en plus, mon supplice; mais, com- 
me un grand péril nous porte à des mesures extrê- 
mes, j’embrassai sans plus tarder le dernier parti 
que j’avois à prendre : ce fut d’abandonner ma der- 
nière voiture et les animaux qui me restoient encore, 
de distribuer à mes Hottentots des armes et de mu- 
nitions et de regagner à pied la rivière des Eléphans 
avec ceux d’entre eux qui consenciroient à me 
suivre. 

De tous les projets que me permettoit la cir- 
constance, celui-ci, quelque difficulté qu’il offroit , 
paroissoit encore le plus raisonnable. Cependant, 
quand je le proposai à mes Hottentots, pas un seul 
d’entr’eux ne l’accepta. Convaincus du chagrin pro- 
fond que me causeroit l’interruption d’un voyage , 
pour lequel ils m’avoient vu tant d’empressement, 
tous protestèrent qu’ils ne me quitteroient jamais , 
et jurèrent de me suivre part-tout où il me plairoic 
de les conduire. Chacun m’exhortoit, au contraire, k 
prendre courage et h tenter, de nouveau, la fortune 
en poursuivant encore quelques lieues plus loin. 
Ceux qui étoient allés k la découverte de l’eau, du 
côté de l’est, m’assuroient qu’aux pieds des monta- 
gnes que nous appercevions, il y en avoit d’autres 
plus petites , et que les gorges qui séparoient les 
imes et les autres, nous offriroient peut-être d’ex- 
cellens pâturages et des eaux abondances. Ceux qui 


EN AFRIQUE. iSg 

écoienc allés du côté opposé avoicnt vus des nuages 
s’élever et en tiroient l’augure d’un orage très- 
voisin, soit pour le lendemain, soit pour la nuit 
prochaine. 

D’aussi vagues conjectures ne me rassuroient 
guère contre des dangers présens et certains. Ce- 
pendant, ces touchans témoignages d’affection , je 
devrois dire, de dévouement, me rendoient moins 
pénible la pensée d’une fin que je regardois comme 
très-peu éloignée, j’exhortai tout mon monde au 
repos ; pour moi , je me retirai dans mon chariot , 
où je passai la nuit entière dans les réflexions les 
plus tristes. Au point du jour, je fus tout d’un 
coup arraché à ma rêverie par un coup de tonnerre , 
qui confirma d’une manière authentique ce que m’a- 
voit annoncé l’un de mes Hottentots. Je me pré- 
cipitai de mon chariot , et , par un mouvement 
naturel , j’élevai les mains en signe d’adoration vers 
les nuages que la foudre sembloit chasser devant 
elle. Mes amis, transportés d’allégresse, vinrent 
aussi-tôt se ranger autour de moi. Le ciel en un 
moment se couvrit, et les nuages s’amoncelèrent sur 
nos têtes. Mon cœur palpitoit d’aise et de crainte. 
J’attendois, dans unemortelle impatience, l’heureux 
effet de cet orage, et j’espérois, à tour moment, 
de le voir se résoudre en pluie ; cette joie fût pas- 
sagère, horrible. Emportés par les vents , les nuages 
allèrent se perdre à l'horison : ce spectale nous 
frappa tous d’une consternation si grande , qu’il nous 
plongea dans une immobilité totale. Cette fois , le 
désespoir vint s’emparer des plus résolus , et leur 
silence m’annonça que je n’avois pour l’instant au- 
cun service à en attendre. 

Pendant la nuit il étoit mort deux bœufs, et troi* 
chiens m’avoient abandonné. Je vis expirer près de 


JL go VOYAGE 

jnoi un de mes chevaux. C’est ainsi que je perdoîs 
successivement toutes mes bctcs; et je les voyois 
périr avec d’autant plus de regret , qu’ils avoienc 
partagé mes fatigues, et que je m’y étois attaché 
comme h des animaux domestiques. Ils n’arrivoienc 
cependant qu’avec lenteur à leur dernier moment ; 
mais ce dernier moment étoit très-douloureux. Ils 
tomboicnt dans les convulsions, puis une longue 
agonie achevoit de les anéantir. L’un étoit à peine 
étendu mort, que l’aun-e y succédoitpromptemenr. 
Après mon cheval, mourut encore sous mes yeux 
le meilleur de mes bœufs. De toutes mes pertes , 
celle-ci m’affligea davantage ; on me pardonnera d’en 
dire les raisons. 

J’avois donné à cet utile serviteur le nom d’In- 
gland; c’étoit le plus ancien et le plus fort de mes 
bœufs; aussi avoit-il résiste h toutes les fatigues de 
mon premier voyage , quoique pendant la route 
entière , il eut été constamment employé comme 
premier timonier à mon chariot maître. Doué d’un ' 
instinct supérieur à celui des animaux de son espèce, 
mes gens, quand ils Favoient détaché de la voiture , 
se passoient de veiller sur lui comme sur les au- 
tres ; ils le laissoient errer à son gré dans le pâturage 
et l’abandonnoient, s’il m’est permis de m’exprimer 
ainsi, à son intelligence toute particulière; bien 
sûrs qu’il ne s’éloigncroit jamais beaucoup du camp. 
Falloir- il atteller pour le départ, on n’avoit pas 
besoin de l’arracher à la pâture , et de le ramener 
aux chariots comme le reste du troupeau. Dès que 
les trois coups de fouet qui servoit de signal , s’é- 
toient fait entendre , il venoit de lui-même à son 
poste , et toujours le premier se présentoir aux 
traits, comme s’il eut craint de perdre les droits 
d’une place qu’il n’avoit jamais cessé d’occuper. 


EN AFRIQUE. iQl 

Si j’allois me promener ou chasser , à mon re- 
tour, Ingkiid, du plus loin qu’il m’appercevoic , 
quictoic son pâturage, ec accouroic vers moi avec 
une sorte de mugissement particulier, qui annonçoic 
sa joie. Il venoic frotter sa tête le long de mon 
corps et me carressoith sa manière; souvent même, 
il léchoit mes deux mains ; j’étois contraint de m’ar- 
rêter pour recevoir ses amitiés, qui duroient quel- 
que fois un quart-d’heure. Enfin, lorsque j’y avois 
répondu par mes caresses et par un baiser , il ro- 
prenoit tranquillement le chemin de ma tente, et 
marchoir devant moi. 

La veille de sa mort, Ingland s’étoit couche près 
de son timon; c’est h cette place qu’il expira; j’eus 
la douleur de voir ses deruicres souffrances, sans qu’il 
me fut possible de lui donner aucun secours. Ah ! 
combien de fois, trahi par l’amitié, trompé dans 
les plus douces illusions, victime de ma confiance, 
et des penchans les plus honnêtes; combien de fois 
j’ai songé à ce pauvre Ingland, et jetté machinale- 
ment les yeux sur la main qu’il avoit si souvent léchée. 

La pluie , après laquelle nous aspirions avec tant 
d’ardeur, nous ayant manquée, nous prîmes enfin 
le parti de quitter notre route nord, et de retourner 
au nord-est , vers ces gorges de montagnes qui dé- 
voient être notre salut. 

Depuis vingt-quatre heures , aucun de nous n’a- 
voit mangé. Ce n’est pas que nous n’eussions des 
vivres ; mais nous appréhendions que la nourriture 
n’augmentât le besoin de boire. Ainsi donc , épui- 
sés de fatigue, affoiblis d’insomnie, dévorés de soif, 
nous nous remîmes en route, et marchâmes vers 
les montagnes. 

Fin du premier Volume. 



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